Vivre l’accident
L’idée d’accident a quelque chose d’insaisissable, puisqu’elle renvoie aussi bien à la catastrophe, au désastre, à la mésaventure, à l’incident qu’au simple imprévu. C’est sur cette multiplicité définitoire en expansion que joue l’artiste Sébastien Cliche dès ses premières créations, il y a plus de vingt ans, en exploitant la peur suscitée par les écrasements d’avion ou par la forêt obscure, mais aussi celle qui est liée aux multiples dangers de la vie quotidienne : la présence d’un produit toxique, d’un couteau ou d’un appareil électrique. Il va jusqu’à présenter comme des menaces des objets inoffensifs en apparence ; à preuve, cette photo d’une patte de chaise qui écrase une main. L’acte de création serait-il donc lié au désir de rendre perceptible la tension latente causée par la possibilité d’un accident ? Dernier texte d’une série en trois temps.
« [L]a notion même d’accident risque de se dissoudre tant elle semble immanente au réel, écrit l’historien de l’art Patrice Loubier. Serait accident tout ce qui arrive, tout ce qui survient (c’est le sens du mot latin accidere), et l’accident semble ne plus désigner rien d’autre que l’incessante et infinie granulation du monde1. » L’accident n’existe donc pas en soi. Il dépend du regard qu’on porte sur l’événement, sur les qualités qu’on lui attribue (fortuité, contingence…) et sur l’affect qu’on lui associe (surprise, peur…). Voilà ce que met en relief le travail de Cliche, qui s’intéresse notamment à la façon dont notre cerveau s’est construit pour faire face à l’imprévu et assurer notre survie. Dans Principes de gravité (2005) – œuvre Web interactive qui entraîne le participant dans un dédale de phrases lapidaires, d’images et de sons –, l’artiste aborde la question à rebrousse-poil en faisant la promotion de l’échec, et par extension de l’accident : « rien ne vaut un désastre pour donner un sens à sa vie » ; « la chute est un moment de grâce » ; « pratiquer un sport favorise les risques de blessures », peut-on notamment lire, étourdis par l’ambiguïté de ces assertions à la fois drôles et graves. Sont ici mis en jeu le rapport au réel, à l’existence et à soi, mais aussi, étant donné la nature interactive de l’œuvre, le rapport à l’autre.
Ce lien entre l’autre et l’accident, Cliche ne cessera de l’explorer en appliquant notamment l’idée de « programmation » à des œuvres non cybernétiques. Pour La doublure (2012), par exemple, il engage des performeurs auxquels il demande d’entrer en interaction avec les visiteurs en suivant un protocole très précis (entre autres en leur donnant comme consigne d’éviter les contacts visuels, puisque trop rassurants). Quand le spectateur entre dans l’installation, constituée de deux espaces où tout est placé symétriquement, il se croit d’abord devant un miroir mais, après quelques secondes, il comprend que celui qui, en face, a franchi la porte en même temps que lui n’est pas un reflet : c’est quelqu’un d’autre. Avec ce dispositif, l’artiste révèle ses visées : que les réactions suscitées et la présence elle-même deviennent objets de son œuvre.
Pour faire vivre l’accident, Cliche joue ici sur ce que certains neuroscientifiques, comme Karl John Friston, appellent « l’erreur de prédiction ». Ces derniers ont découvert que, pour libérer de l’énergie, notre cerveau « filtre » le réel en s’appuyant sur des probabilités. Lors d’entrées sensorielles inattendues – qu’on pourrait qualifier d’accidents –, un signal d’erreur est émis, et les différentes aires du cortex procèdent à une mise à jour. C’est ainsi que le cerveau, en fonction de nos expériences, ne cesse de se remodeler et d’affiner sa capacité prédictive.
Ce processus est au cœur même de l’ambitieuse recherche que Cliche a entamée à l’hiver 2021 : tenter de prévoir des actions qui seront effectuées en son absence. Son but est de créer une « exposition » dans laquelle les spectateurs, sans recevoir au préalable de consignes, manipuleraient à leur guise un ensemble d’objets (cordes, poulies, os en plâtre…) mis à leur disposition par l’artiste. Le désir de ce dernier est d’engager les spectateurs non seulement physiquement, mais aussi intellectuellement et émotivement afin que soit transportée dans un espace expérientiel la dimension accidentelle et vivante de ce qui se passe dans l’atelier. Une première série d’essais l’ont amené à tenter d’inventorier les possibilités d’interaction avec les objets et avec l’espace qui les contient. Il a ainsi découvert qu’il existe chez les participants des modes d’approche communs, sorte d’algorithme humain.
Sont ainsi mises en relation un ensemble de tentatives : celles de l’artiste, de cartographier tout le champ des possibilités, et celles des participants, d’intervenir de façon singulière. En brouillant la frontière entre créateur et spectateur, Cliche rend perceptible, à travers un événement qui a l’allure d’une performance, la tension propre à l’accident, mais aussi sa dimension profondément dialogique, celle de l’inévitable rencontre. Ne peut-on pas voir dans ce projet une mise en scène de ce qui se passe au cœur de l’acte de création : désir de mettre en jeu l’imprévisible, de s’approcher au plus près de ce qui s’échappe, bref de vivre l’accident, même le plus ténu ?
La partie 1 de la chronique, « Entendre l’accident », est publiée dans le no 264 – automne 2021 et est disponible ici.
La partie 2 de la chronique, « Voir l’accident », est publiée dans le no 265 – hiver 2022 et est disponible ici.