Un appel sur Zoom, avec caméra éteinte, voilà comment ma rencontre avec Aislinn Thomas s’est déroulée. Je remarque tout de suite qu’elle a une voix chaleureuse, bienveillante et intéressée à l’autre. Je la joignais à l’île du Cap-Breton-Unama’ki, où elle vit et crée. S’identifiant comme une artiste handicapée et chroniquement malade, Thomas puise dans la culture handicap pour sa pratique d’artiste. Cette influence se remarque dans la forme de ses œuvres, notamment avec les descriptions visuelles qu’elle utilise comme une méthode de création plutôt que comme un outil pour garantir l’accès à ses vidéos.

Nous avons commencé notre conversation en offrant à l’autre une description visuelle de nous-mêmes. Thomas s’est décrite ainsi : « Je suis une femme cisgenre, blanche, dans la trentaine avancée. Mes cheveux sont extrêmement frisottés aujourd’hui. J’ai les cheveux courts, frisés et assez rebelles. Je porte un chandail molletonné à capuchon qui est marron. » Ce type d’exercice fait partie intégrante de son travail depuis le moment où elle a réalisé que, dans l’une de ses vidéos, la description qui avait été fournie par une tierce personne ne parvenait pas à rendre justice au visuel. N’étant vraiment pas enthousiasmée par le résultat, son intérêt pour la vidéodescription s’est naturellement développé, notamment autour d’un souci de décrire plus équitablement tous les éléments visuels présents dans ses œuvres. Un dernier aspect de cet attrait : elle adore qu’on lui lise des histoires.

Photo : Steve Wadden (2021)

Les œuvres-descriptions créées par Thomas traduisent les éléments visuels pour solliciter le sens de l’ouïe. En allant au-delà d’un emploi fonctionnel de la vidéodescription, elle décentralise la tendance oculocentrique des arts visuels et permet à une autre expérience sensorielle d’opérer dans la création autant que dans la réception de l’œuvre. Ses vidéos récentes, Three windows (2018) et Three windows described by three voices…(2018)1, créées en simultané, sont des invitations à la lenteur et à un mode de réception plus complet. Les trois fenêtres qui sont longuement étudiées, et pour lesquelles un univers textuel et oral a été composé, se retrouvent dans la maison de Thomas. Ouvertes, mais recouvertes par des rideaux, les trois fenêtres appellent à la contemplation et même à l’hypnotisme, alors que le vent pousse les rideaux vers l’intérieur avant de les aspirer vers l’extérieur. Ce mouvement appelle le corps entier car il est similaire à l’inspiration et à l’expiration. Le cadre des fenêtres, les murs autour, la tringle, l’opacité des rideaux, les sons qui nous parviennent de l’extérieur, les objets qui les entourent et leur matérialité propre, voire même l’imaginaire de tout ce qui peut se tramer derrière les fenêtres couvertes, sont racontés dans leurs plus infimes détails.

Les deux vidéos sont conçues comme un binôme et offrent des manières complémentaires de percevoir les trois fenêtres, tout comme les traductions qui sont finalement sensoriellement perméables.

La deuxième vidéo, Three windows described by three voices…, propose une image complètement noire sur laquelle a été juxtaposée une piste audio d’une durée de dix-sept minutes. Thomas a invité trois autrices qui font partie de son cercle de collaboratrices – Anna Bowen, Laura Burke et Catherine Frazee – à conceptualiser la traduction du visuel par leur voix : ce sont leurs audiodescriptions et leurs transcriptions écrites qui composent l’œuvre elle-même. Deux des autrices avaient par ailleurs participé à l’exposition Flourishing, commissariée par le centre d’art Tangled Art + Disability à Toronto en 2018, comme quoi un réseau ou une communauté entière est en grande partie nécessaire à la réflexion, à la réalisation et à la confection de telles œuvres. Thomas m’expliquait que ses mesures d’accès favorites sont celles qui sont développées dans un contexte relationnel.

Par ces longues et lentes présentations, Thomas souhaitait reprendre possession de l’espace domestique en tant que terreau fertile où l’imagination peut prendre forme, car pour elle, l’espace de sa maison peut être étouffant.

Par ces longues et lentes présentations, Thomas souhaitait reprendre possession de l’espace domestique en tant que terreau fertile où l’imagination peut prendre forme, car pour elle, l’espace de sa maison peut être étouffant.

Elle a créé ses deux vidéos en gardant la description visuelle en tête dès le départ. Elle utilise la poésie de ce procédé pour rendre son œuvre plus complète. Sa vision varie d’un contexte à un autre, fluctuant selon le degré de luminosité, de bruits et d’odeurs d’un lieu. Ainsi, l’univers du bâti et le domaine technologique ont des répercussions sur la manière dont elle existe : « J’ai besoin de stimulations faibles et des environnements sans parfum et non toxiques. »

Les textes lus par les autrices et qui composent l’œuvre Three windows described by three voices… sont longs. « Avec la vidéodescription, confie l’artiste, les descripteurs sont très contraints par le temps, surtout lorsqu’il y a des dialogues. La norme est de ne jamais parler quand il y a des sons, des voix ou des bruits ambiants. Cela doit être rapide afin d’être efficace. » Elle voulait offrir aux autrices le temps nécessaire pour lire leur texte, sans la pression qui existe dans la pratique usuelle, et ouvrir aux potentialités d’une temporalité handicapée. Désignant la prise en compte de la charge de travail, de la charge mentale et des délais supplémentaires que vivent les personnes sourdes ou handicapées, ce terme est une traduction de l’expression anglaise crip time, dérivée de la réappropriation de l’insulte cripple. Penser la temporalité à travers ce prisme remet en question la conception normalisée du temps en insistant sur les exigences que représente le fait de vivre comme une personne en situation de handicap.

On peut penser aux œuvres d’Aislinn Thomas Three windows described by three voices… et Three windows à travers l’univers du casanier. En anglais, le terme homebody réunit home (maison) et body (corps). « Je n’aime pas particulièrement être dans mon chez-moi, mais j’aime encore moins ressentir des douleurs insoutenables », me dit-elle en riant de la complexité de la situation. « C’est un peu incompatible avec mon tempérament ou ma personnalité, car j’adore les gens, mais c’est un conflit d’accès d’ordre personnel », indique-t-elle en référence au terme aussi employé par Elizabeth Sweeney, commissaire, critique, spécialiste en art Sourd et handicapé et agente de programme au Conseil des arts du Canada. L’œuvre d’Aislinn Thomas invite à construire un monde imaginaire où les conflits d’accès d’ordre personnel n’ont pas lieu, où les descriptions visuelles sont toujours présentes et où les traductions entre les sens sont non seulement valables, mais indispensables.

(1) Le titre complet de l’œuvre se lit ainsi :
Three windows described by three voices. Anna Bowen describes the first, a window with cream-coloured curtains of varied lengths, hanging from a sagging rod, occasionally blowing in the breeze. Catherine Frazee describes the second, a window covered by dense, grey curtains that respond to a gentle wind, the light peeking around the edges alternately growing and diminishing. Laura Burke describes the third, a window with off-white curtains that are at times still and at others billowing out or sucked back against the window screen (either fully or partially), the play and glow of light animating the space.