BARBARA STEINMAN. Faire vivre les mots
Pionnière de la production vidéographique au Canada, Barbara Steinman est aujourd’hui reconnue pour son travail multidisciplinaire. La récente lauréate du prix Paul-Émile Borduas 2022 et moi avons pris part à une conversation autour des thèmes qui ont émergé au cœur de sa démarche, au fil des années. Portrait d’une artiste montréalaise aux œuvres marquantes.
RÉCITS CACHÉS
J’ai toujours été fascinée par la démarche de Barbara et par sa façon de l’investir à l’aide de médiums très différents : vidéo, photographie, néon, installation. Son travail implique une recherche constante, un processus qu’elle partage habilement en ayant le souci du mot juste et qu’elle sait livrer avec un véritable sens du récit. Quand on entre dans le studio de l’artiste, situé dans l’édifice Belgo à Montréal, on peut s’attendre à trouver une mise en scène d’images et de mots. Au cœur d’un montage de cartes postales, une citation de Roland Barthes retient notre attention : « In every old photograph lurks catastrophe (Dans toute photographie ancienne se cache la catastrophe) ». « Je sens qu’il y a quelque chose de contenu dans ces mots qui va apparaître… et que je vais soudainement comprendre… ! » me dit Barbara en riant.
L’artiste et moi avons discuté à de nombreuses occasions de son amour des liens imaginaires, de ce qu’elle perçoit comme des « coïncidences significatives ». Plusieurs thèmes dans son travail demeurent inaperçus – jusqu’à ce qu’ils soient énoncés (« unnoticed until spoken »), souligne-t-elle. En effet, lorsqu’on parle à l’artiste, chaque mot compte. On a l’intime sentiment d’être inclus dans une conversation d’où pourrait naître une image. Pour Barbara, tous les liens invisibles qui existent entre les faits, les idées, les gestes, les paroles peuvent mener à une œuvre. Le processus de création ne suit pas toujours une trajectoire logique : « Je dis souvent : “Remarquez ce que vous remarquez (Notice what you notice).” » Elle cite en exemple le point de départ de Reconfigurations (2009-2014), une série de photos créées en 2009 de façon imprévue à partir d’archives de son travail coupées en morceaux. « J’ai vu une pile de mes photos déchiquetées sur le sol et j’ai pris une photo. »
Pour l’artiste, le hasard est essentiel à sa création : « On doit lui laisser de l’espace. Ne pas l’éteindre. » Nul doute que Barbara fait parler les liens que l’on croyait muets. Jeune, elle voulait écrire des scénarios de films. « J’ai toujours été attirée par l’écriture et la scénarisation, mais je ne pense pas que j’aurais été douée pour ça. Je n’aime pas le temps linéaire. J’aime que les choses soient circulaires, tournées en spirale. »
Lors de sa formation en art vidéographique à Vancouver à la fin des années 1970, l’artiste exposait déjà brillamment cette réflexion sur le passage du temps1. Aujourd’hui, Barbara compte plus d’une trentaine d’expositions solo, et au-delà de cent quinze expositions collectives. Cet accomplissement a récemment été évoqué lors de la remise du prix Paul-Émile-Borduas 2022. La sensibilité et l’audace de son travail avaient également été soulignées en 2002, lorsqu’elle a reçu le Prix du Gouverneur général pour sa contribution exceptionnelle aux domaines des arts visuels et médiatiques. En 2015, l’Université Concordia à Montréal lui avait accordé un doctorat honorifique. Quand nous avions parlé de cette distinction il y a quelques années, Barbara m’avait confié combien elle se sentait reconnaissante pour le parcours professionnel qu’elle a eu la chance de connaître, et elle m’avait fait part de l’importance qu’elle accorde à Montréal comme lieu de création. « Montréal a toujours été ma ville, l’endroit où j’habite pleinement. »
Cette notion d’appartenance, de home revient d’ailleurs régulièrement dans son travail. Elle s’est notamment traduite dans sa plus récente exposition à Montréal, qui a eu lieu à la Fonderie Darling, commissariée par Ji-Yoon Han. En s’inspirant du poème d’E. E. Cummings Dive for Dreams (qu’elle a transformé en Diving for Dreams), Barbara a reproduit avec des néons et des miroirs les mots « which belongs to us & to which we belong [qui nous appartienne et auquel nous appartenons] », une citation de Charles Moore sur la nécessité de se connecter à un endroit pour l’habiter entièrement. On retrouve ici la fascination de l’artiste pour le texte et la capacité des mots à traduire le monde sensible.
Cette œuvre se rapproche également de la série d’œuvres néon produite à partir de citations du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. L’une d’elles, J’ai vu, une fois (2013), reprend un extrait du roman, tracé d’une écriture malhabile qui n’évoque en rien le ton autoritaire de l’affichage publicitaire et rappelle plutôt la graphie d’un enfant, dont la simplicité crée un effet d’intimité rarement ressenti à la vue d’un néon. Une lumière douce et presque feutrée émane de ces œuvres et nous éloigne du caractère voyant et agressif des enseignes lumineuses industrielles.
L’OMBRE PORTÉE
Les œuvres de Barbara ont toujours exprimé une fascination pour la lumière, ses reflets et ses ombres, autant dans son travail en vidéo que dans son art d’installation. Très petite, me rappelle-t-elle, elle a vécu dans une ville (Los Angeles) caractérisée par sa lumière. Puis, sa famille et elle sont retournées s’installer à Montréal, sa ville natale, connue pour son manque d’ensoleillement plus de six mois par an. Ce fut une expérience marquante. « Enfant, cela est devenu essentiel pour moi de comprendre et d’apprendre de la lumière et de sa profondeur. »
D’ailleurs, nombreuses sont ses œuvres où se donne à voir un jeu d’ombres. Lux (2000) en est un bel exemple. Les cristaux du lustre de style Empire, symbole du pouvoir, sont remplacés par des chaînes dont la force et le poids évoquent l’image puissante de la résistance. L’invisibilité sociale et la vulnérabilité ont toujours été des thèmes récurrents de sa démarche. C’est le cas dans SIGNS, commandée en 1992 à l’occasion de l’inauguration du Musée d’art contemporain de Montréal2. Pourrait-on penser ici que les histoires d’exil ont influencé son processus artistique ? « SILENCE », écrit en majuscules, au lieu de l’enseigne « SORTIE » semble faire référence au passé de sa famille, remontant aux pogroms, en Russie : « Ma grand-mère était la seule à raconter des histoires. Pour moi, il s’agit de mettre en lumière tout type de silence. Sommes-nous tous réduits au silence ou crions-nous collectivement – au point de ne plus rien entendre ? Annulons-nous les cris des uns et des autres ? »
À L’ÉCHELLE DE L’ESPACE PUBLIC
L’artiste travaille ingénieusement ces questions sensibles à plusieurs échelles. Située dans le hall d’entrée de l’ambassade canadienne à Berlin, l’œuvre d’art public La rivière (2005), composée de morceaux de granit et de quartzite incrustés, évoque un cours d’eau libéré des glaces, retrouvant enfin sa fluidité. Cette œuvre placée au cœur de l’espace, entre ce qui fut l’est et l’ouest de Berlin, nous fait prendre conscience de cette frontière qui s’imposait alors aux gens et de l’importance de ce lieu comme point de rupture.
« Pour moi, se confie-t-elle, c’est vraiment essentiel de toujours garder la même sensibilité dans mon travail, peu importe l’échelle – qu’il s’agisse de mettre en scène des créations dans une galerie de façon intimiste, ou de travailler à partir d’une œuvre d’art de grand format dans la sphère publique. J’essaie également de conserver une composante de plaisir qui, à mon avis, est très importante pour les œuvres d’art public. Nous partageons l’espace avec d’autres. Il faut être conscient de ce que l’on met en avant. » Barbara décrit toujours aussi habilement ses démarches, comme si elle voulait avant tout faire vivre les mots. Il existe un stade où l’œuvre nouvellement exposée appartient désormais aux autres, et c’est à ce moment que l’on doit la laisser vivre. « On se dit alors que c’est le mieux que l’on puisse faire », affirme-t-elle avec un sourire complice.
1 C’est au cours des années 1980, lorsqu’elle sera de retour à Montréal, que ses installations vidéo obtiendront une reconnaissance internationale et seront présentées dans le cadre d’expositions et de biennales à Tokyo (1985), São Paulo (1987), Venise (1988), Berlin (1989), Sydney (1990), puis à New York, au MoMA (1990).
2 Cette œuvre iconique a par la suite été exposée au Jewish Museum de New York, à Toronto, puis à Vancouver.