Caroline Cloutier – Les espaces secrets
Les œuvres de Caroline Cloutier fascinent tant par leur simplicité que par le vertige qu’elles créent. Principalement photographiques, elles proposent des expériences qui nous mènent à réfléchir sur la façon dont la lumière transforme nos perceptions de l’espace. Nous avons voulu rencontrer l’artiste pour connaître la source de ses intuitions et pour nous rapprocher de sa façon de créer.
Charles Guilbert – Te définis-tu comme une sculpteure ou comme une photographe ?
Caroline Cloutier – Si je fais de la photographie, c’est d’abord une question de circonstances. Pendant mon baccalauréat, j’ai surtout fait de la sculpture. Mais en sortant de l’université, je n’avais pas de lieu pour travailler ni les moyens pour investir dans les matériaux et dans l’entreposage. Je me suis donc tournée vers la photo, sans pour autant cesser mes recherches sur l’espace.
À quel moment as-tu senti un attrait pour l’illusion ?
Dès le premier projet que j’ai exposé publiquement. Avec Étreintes et empoignades (2010), je cherchais à traduire en photographie le volume de feuilles de papier que j’avais froissées. J’ai capté la modulation de lumière sur la surface blanche, puis j’ai inséré dans l’espace de l’exposition les photos qui donnaient l’impression de vrais volumes. C’est drôle, la série Pliages, que je viens d’exposer à la galerie Nicolas Robert, reprend cette idée.
Comment t’est venu le désir d’un dialogue avec l’espace où tu présentes tes œuvres ?
Cette idée a émergé au CIRCA art actuel, lors de l’exposition Dédale (2012). Je voulais faire un projet in situ et j’ai eu la chance d’avoir accès à la galerie durant tout l’été. J’y ai passé de longues heures à observer, à expérimenter et à réfléchir.
La petite salle du centre CIRCA, qui n’existe plus maintenant, était un cube blanc avec une entrée en « L ». Quand on était à l’intérieur, on ne pouvait pas voir à l’extérieur, et vice-versa, et comme les planchers étaient peints en blanc, on y perdait facilement ses repères… J’étais vraiment fascinée par ce grand vide blanc. Le seul motif qui nous percutait, c’était le corridor, l’ombre qui s’y trouvait. J’ai commencé à le photographier, puis j’ai eu envie de créer un effet de miroir de la salle à l’aide de grandes photographies collées directement au mur qui donnaient l’illusion de cinq autres ouvertures.
Il se passait quelque chose de l’ordre du merveilleux, dans ce dédale. Un peu comme dans Alice au pays des merveilles…
Ce qui m’intéressait par-dessus tout dans ce conte que j’ai lu au cours de mes recherches, c’était le fait qu’Alice puisse traverser un miroir. J’aime l’idée du transfert. Quand elle rencontre son reflet, elle a accès à sa psyché. Dans mes œuvres, j’offre des espaces pour projeter ce qu’on veut. Elles posent entre autres la question de savoir ce qu’il y a de l’autre côté de l’ouverture…
Dans l’installation Dédale, on retrouvait aussi, sur un mur, une photo encadrée qui présentait un personnage fuyant l’endroit même où on se trouvait.
Ce photomontage agissait comme un miroir : il dupliquait l’installation, et le regardeur y trouvait une sorte de double. Aujourd’hui, le miroir s’insère concrètement dans mes installations pour refléter l’espace de la salle. C’est le cas dans Vertige (2014), par exemple, ou Contre-espaces (2016). Dans mon plus récent projet, In-Between (2018), qui a été présenté dans la Glass House du Invisible Dog Art Center à Brooklyn, cet élément a joué un rôle clé. J’ai recouvert de nombreux carreaux de verre de la serre par des miroirs qui démultipliaient l’espace ainsi que le regardeur. Ce dernier pouvait, par exemple, se voir de dos à trois endroits différents. La figure humaine, qui avait disparu de mes œuvres pendant sept ans, est donc revenue.
Quand je conçois mes installations, tout est basé sur la perception du regardeur et sur son expérience physique de l’espace. Avec mes images d’ouvertures, je veux suggérer un espace qui n’est pas visible, en hors-champ.
Mais, au fond, la question du corps du regardeur n’a jamais cessé de te préoccuper.
C’est vrai. Quand je conçois mes installations, tout est basé sur la perception du regardeur et sur son expérience physique de l’espace. Avec mes images d’ouvertures, je veux suggérer un espace qui n’est pas visible, en hors-champ. Il est perçu, ressenti, mais il n’est pas tangible. Ça passe beaucoup par nos perceptions, mais aussi par nos projections.
Le critique d’art Bernard Schütze a écrit que, dans ton œuvre, le minimalisme et le baroque se rencontrent.
Ces courants peuvent paraître incompatibles, mais, effectivement, ils m’influencent tous deux. Ce qui m’intéresse dans le baroque, c’est notamment le trompe-l’œil, le miroir, le jeu sur la perspective, le rapport entre les volumes concaves et convexes. Je suis, par ailleurs, intriguée par le dépouillement des œuvres de Sol LeWitt, Josef Albers, Frank Stella et Agnès Martin. Quand je fais des recherches, je suis aussi fréquemment renvoyée aux traditions japonaises, au bouddhisme ou au taoïsme, alors que je n’étudie pas ça du tout. D’ailleurs, Pliages est un kirigami, un art traditionnel dérivé de l’origami… J’aimais cette idée de construire à partir d’un module de papier plié, sans enlever ni ajouter quoi que ce soit. J’ai photographié quatre variantes d’un cube, puis j’ai découpé le pourtour du module afin de faire disparaître le contexte. Comme on perd la notion d’échelle, toute la place est laissée à la modulation de la lumière. Je m’aperçois que, dans le travail que je fais en atelier, le jeu des permutations prend une grande importance. La figure du labyrinthe s’impose alors à moi en tant que diverses voies à épuiser.
On se demande, en regardant tes œuvres, si on doit y voir quelque chose de mystique.
Je préfère le mot « spirituel » au mot « mystique », mais sans connotation religieuse. En effet, cette question est présente dans l’atelier, mais elle est encore irrésolue. Il y a bien sûr une recherche d’épuration dans mon travail. Et puis, le fait de travailler sur la perception, sur la présence, sur l’intangible, ça rapproche du spirituel. Si, dans mes œuvres, je ramène la forme à l’essentiel, c’est, je crois, pour me détacher de l’actualité. Quand je pense à ma vie – à moi, dans le monde, maintenant –, je me dis que ce n’est pas grand-chose. Un petit rien dans un infini temporel et spatial.
Il y a trois ans, je suis allée en résidence de création au parc national du Gros-Morne, à Terre-Neuve. Cet endroit est classé patrimoine de l’UNESCO pour ses qualités géologiques. Sur les côtes, on voit parfaitement les stratifications de la couche terrestre. Sur place, des géologues nous expliquent qu’à tel endroit on se trouve à une période de l’histoire planétaire où il n’y avait que des microorganismes. On voit des fossiles, fins comme des cils. Cent mètres plus loin, on est rendu cent millions d’années plus tard.
Quand on est debout sur cette histoire de la Terre, l’existence de l’humanité semble bien anecdotique. Ce sentiment d’infini, mais aussi d’éphémérité, m’habite. Il n’y a peut-être rien de plus insignifiant qu’un petit ombrage en dégradé sur un mur blanc, mais ce presque-rien, moi, ça m’accroche. Le vide, aussi, n’a de cesse de me fasciner.