Celia Perrin Sidarous – Toucher du regard
Depuis une dizaine d’années, Celia Perrin Sidarous aborde la nature morte avec une sensibilité tout à fait singulière. On a pu voir ses travaux à la dernière Biennale de Montréal (au Musée d’art contemporain), à la Parisian Laundry (devenue Bradley Ertaskiran) ainsi qu’au Centre Clark. Plus récemment, dans le cadre de l’événement MOMENTA | Biennale de l’image, elle présentait au Musée McCord L’Archiviste, une installation créée à partir de la collection du musée qui nous plongeait dans une fiction où lieux et objets hétérogènes fusionnent mystérieusement. Nous avons voulu comprendre ce qui sous-tend cette approche.
Charles Guilbert – Comment te définis-tu principalement ? Comme sculpteure, artiste d’installation, photographe ou cinéaste ?
Celia Perrin Sidarous – Un peu tout ça ? Mais comme je viens de la photographie, pour moi, tout passe par l’image : les objets que je collectionne ou que je fabrique, la création des installations ou la mise en espace de l’exposition. L’image, c’est le point de connexion.
Tu vois même tes installations comme des images ?
Oui. Dans l’installation, les points de vue prennent beaucoup d’importance. J’en tiens toujours compte quand je travaille dans l’espace. Les choses se juxtaposent différemment selon l’endroit d’où l’on regarde. Bien que mon travail soit fragmenté, je réfléchis beaucoup à l’ensemble.
Dans tes travaux plus anciens, comme Le livre des choses (2008-2013), on retrouvait souvent des images de corps. Pourquoi sont-elles progressivement disparues ?
Cette série énorme reposait sur une pratique presque journalière de la photographie. Je n’avais pas d’atelier à cette époque-là. Je travaillais un peu partout, dans le monde ordinaire, au quotidien. On pouvait quand même déjà percevoir mon intérêt pour les objets. Il est devenu central quand j’ai commencé à travailler en atelier… Cet espace privé, c’est devenu celui des objets, et de ma relation avec eux.
La matérialité me fascine. À un certain moment, j’ai eu le sentiment que la photographie manquait de matérialité. La photo, c’est dans le regard, dans la pensée, dans la mémoire.
D’où vient cette fascination pour les objets ?
C’est difficile à dire. Mais depuis toujours, chez moi, je place et déplace les objets pour m’approprier l’espace. C’est une sorte de maladie que j’ai transformée en méthode de travail. Il y a un mot en anglais pour nommer cette activité : le knolling. Ça vient du nom d’une designer de meubles qui s’appelait Florence Knoll, et dont les créations présentaient beaucoup d’angles droits. Quand j’ai entendu ce mot-là, je me suis dit : « C’est moi ! » Mon film Slip (2018), présenté en boucle dans le cadre de mon exposition Toujours la coquille de l’autre always the shell of another (Parisian Laundry, 2018), témoigne de cette façon de procéder.
La main joue un rôle important dans ce film, et on la retrouve dans plusieurs de tes images.
C’est vrai. Le corps a repris sa place dans mon travail à travers la présence de la main. Il y environ quatre ans, j’ai aussi commencé à faire de la céramique, activité qui demande une implication corporelle plus grande. Depuis lors, je réfléchis beaucoup au toucher. L’exposition que j’ai présentée au Centre Clark en 2019 s’appelait d’ailleurs Pores, en référence à ces espaces minuscules sur la surface de la peau mais aussi à la porosité, terme qu’on utilise pour parler de la texture de la céramique.
On sent bien, dans tes œuvres, ce lien entre regard et toucher.
La matérialité me fascine. À un certain moment, j’ai eu le sentiment que la photographie manquait de matérialité. La photo, c’est dans le regard, dans la pensée, dans la mémoire. Beaucoup de dimensions qui ne sont pas du domaine physique. Ma pratique s’est donc transformée. Je me suis notamment mise à mettre mes images en relation avec des objets réels.
La dimension matérielle a quand même beaucoup d’importance dans ton approche de la photo.
Oui. J’accorde beaucoup d’importance à la pellicule. C’est pourquoi je travaille avec des appareils analogiques. Depuis un certain temps, je photographie surtout en 4×5 et en moyen format. Ce qui me plaît dans le 4×5, c’est sa précision microscopique… qui donne accès au grain des choses. Je m’astreins aussi à faire mes photos en lumière naturelle. Il me faut pour cela multiplier les observations dans l’atelier, puisque les heures de la journée transforment les objets et leur matière.
Même les ombres ont une présence particulière dans tes images, leur forme prenant part aux compositions.
C’est comme si l’invisible devenait matériel. Il y a plusieurs années, j’ai cherché une façon de rendre compte visuellement du vent ; je n’y suis pas arrivée… Mais c’est une idée qui me guide toujours : trouver les choses invisibles et les rendre visibles.
Y a-t-il une éthique derrière ça ?
C’est difficile à dire. Mais je sais que j’ai toujours eu une sorte de radar pour les petites choses, pour ce que l’on ne remarque pas ou que l’on considère comme moins important. Mon père appelle ça a degree of radical attention (un degré d’attention radicale)… et je trouve ça très beau. Plutôt que d’imposer mes choix, j’essaie de me mettre à l’écoute des objets, de rendre compte des relations qui existent entre eux indépendamment de ma volonté, de voir comment ils s’interpellent.
Parfois, on retrouve un même objet dans différents corpus… Le miroir rond ou la plaque de faux marbre vitrée, par exemple. Pourquoi ?
Une sorte de sédimentation s’installe dans l’atelier étant donné que j’accumule beaucoup de choses. Elles s’empilent. Périodiquement, je fais des sortes de ménages. Une chose utilisée il y a quelques années peut se retrouver sur le dessus de la pile et m’apparaître utile pour la nouvelle idée que je poursuis. Je n’en avais donc pas fini avec elle. Il y a un aspect cyclique dans mon approche. Quand une forme se répète assez souvent pour que j’y voie un motif, je me mets à l’explorer de façon délibérée.
Est-ce que c’est ce qui explique la présence récurrente des vases, des flacons, des verres, des soucoupes ?
Je suis fascinée par les contenants. Par les choses dont le rôle est de contenir une autre chose. Je pense qu’il y a un désir de protection là-dedans, ou de conservation, et ça, je ne sais pas d’où ça vient. L’idée des contenants, c’est aussi celle du débordement, qui est abordée dans mon film Slip (2018). Ce qui ne peut pas être contenu, ce qui résiste… Quand on fait un contenant, on doit d’abord faire une ouverture, et le reste suit. J’ai l’impression qu’il y a des idées philosophiques qui sous-tendent cet intérêt, mais je ne me sens pas équipée pour les aborder philosophiquement… C’est à travers la matière que je les approche.
Y a-t-il un lien entre cet intérêt et celui que tu as pour les bâtiments ?
Bien sûr. Par exemple, pour L’Archiviste, j’ai tapissé des murs de la salle du Musée McCord de grandes photos d’autres lieux d’exposition, dont le Castello di Rivoli. Au lieu de regarder la chose exposée, je scrute ces structures – ou contenants – dont le rôle est de préserver, contenir, protéger et montrer les choses. Étonnamment, c’est d’abord à travers les ruines que j’ai approché l’architecture. Ne subsistent souvent que les colonnes, c’est-à-dire ce qui servait à soutenir le reste… La perte mais aussi la persistance à travers le temps sont des sujets qui me touchent. Quand je travaille en dehors de l’atelier, ce sont souvent des lieux historiques et archéologiques que je photographie. J’y trouve parfois des assemblages très proches de ceux que je fabrique.
Tes assemblages contiennent souvent, en eux-mêmes, des sortes de ruines…
En effet. Des accidents surviennent régulièrement à l’atelier, mais j’ai du mal à me débarrasser des choses brisées. Il faut au moins que j’en garde un morceau. À la fin d’une résidence en Italie, j’ai envoyé par la poste toutes les céramiques que j’avais faites. Elles étaient seulement demi-cuites. Quand j’ai ouvert la boîte, j’ai eu l’impression d’une découverte archéologique. Tout était cassé ! Ces morceaux-là, j’ai fini par les réutiliser de toutes sortes de façons dans mes images. Le morceau appelle la chose qui manque, incite à reformer un tout. Si j’aime le fragment, c’est autant pour ce qu’il montre que pour tout ce qu’il ne montre pas. Une des choses qui me fascinent dans les musées grecs, notamment celui de Delphes, ce sont les frontons dont les fragments sont à l’endroit où ils auraient dû être, avec du vide autour. À côté, on trouve la charte présentant tout ce qui a disparu. J’aime vraiment cette idée d’une reconnaissance de la chose qui manque.