L’atelier en question

Artiste multidisciplinaire, Christiane Chabot a amorcé sa carrière en peinture — essentiellement la figure humaine mise en situation — dès sa sortie de l’École des beaux-arts de Québec. Au fil des ans, elle a étudié plusieurs techniques, exploré de nombreuses thématiques et développé son style, ainsi que, plus récemment, son art photographique. Résidente à Paris à partir des années 1970, elle s’est perfectionnée en technique ancienne de la peinture et a mis à profit son érudition en histoire de l’art, acquise grâce à sa fréquentation assidue des musées et des expositions en France et en Europe.

De retour à Montréal depuis quelques années, elle a entrepris plusieurs séries thématiques dont les objets constituent ce que l’on désigne depuis la Renaissance par l’expression « Cabinet de curiosités » : poupées miniatures ou de grand format, coquillages, objets récupérés transformés, photographies…

On lira ci-après un bref entretien avec Christiane Chabot, puis les réflexions de Marc Régnier, collectionneur.

Claudette Hould Vous avez intitulé vos photographies de ces dernières années Série Réflexions Paris, de toute évidence parce qu’elles sont toutes prises à Paris, mais on pressent dans ce titre la polysémie de Réflexions…

Christiane Chabot – Ce mot est entendu au sens littéral et au sens symbolique. Les photos deviennent des mises en abyme et invitent à regarder autrement pour réussir à voir ce qui n’est pas visible d’un premier coup d’œil – tel fut le projet de Proust. Souligner les reflets dans un miroir ou dans une vitrine, c’est voir le monde qui nous entoure, mais aussi découvrir ce qui s’est assemblé en un nouvel ordre.

C’est vrai que vos photographies nous conduisent à ne plus regarder les vitrines de la même façon. Dans toutes ces photos, on devine la présence de la photographe grâce aux reflets patiemment traqués.

Prenons la photo prise avenue Daumesnil à Paris. Mon amour de l’art y est parfaitement exprimé ici à travers une peinture ancienne. Je m’approche pour regarder de près cette toile de Winterhalter exposée dans la vitrine et je découvre que mon corps épouse le corps de la comtesse. Je me fonds dans son image, son bijou brille à mon cou, son bouquet de fleurs exhale ses essences de rose. Le temps s’arrête. C’est ici que se matérialisent les subtilités dont je veux parler. Les façades parisiennes se dressent dans cette rue, affirmant la présence de l’architecture au moment où un passant entre dans la scène. Je suis fervente d’une matière picturale savante, sensuelle et chatoyante aussi bien dans l’art abstrait que dans l’art figuratif et de toutes périodes.

Comment l’idée d’inclure vos photographies dans le Cabinet de curiosités vous est-elle venue ?

D’abord, tout simplement parce que les amateurs des siècles derniers y présentaient leurs dessins et gravures, leurs images. Surtout parce que les vitrines de Paris m’offrent la même diversité que les autres créations qui peuplent mon atelier et révèlent mes sources. Dans la période de création que je traverse actuellement, je me trouve à nouveau en plein questionnement par rapport à la notion d’« atelier ». Par la photographie et les réflexions dans les vitrines, je développe une approche du thème culture/nature – explicite depuis plusieurs années. Si je rassemble tous mes objets dans l’atelier, c’est pour les questionner, créer un nouvel ordre et parler de mes sources d’inspiration.

Place à l’imagination

Votre rencontre avec Christiane Chabot est assez récente. Comment avez-vous découvert son œuvre ?

Marc Régnier En visitant son lieu de travail, j’ai admiré une énorme pièce en bois gravé et sculpté. Au même moment, Christiane exposait à l’église du Gesù une œuvre en bois déroulée monumentale. Peu de temps après, j’ai visité au Brésil l’immense parc Inhotim de sculptures créé par un mécène brésilien. Comme j’avais été très impressionné par cette œuvre de Christiane, et convaincu qu’elle pourrait trouver sa place parmi des centaines de sculptures, j’ai entrepris récemment des démarches pour la présenter à cette collection.

Dès ma première visite chez Christiane, j’ai été abasourdi par la quantité de pièces, par la finesse, la variété, l’imagination de ses créations, qui recoupent l’univers surréaliste qui me fascine depuis ma découverte du mouvement dada et d’André Breton. En 2003, j’ai même fait le voyage à Paris pour assister pendant quatre jours à la vente Breton chez Drouot avec le projet d’acheter une de ses poupées Kachina. Devant la hausse inattendue des enchères, j’ai dû me rabattre sur deux photos d’André Breton prises lors de son voyage au Québec en 1945. Ma première visite à l’appartement-atelier de Christiane Chabot m’a aussi rappelé le monde de l’artiste canadien Alan Glass, résident du Mexique depuis de nombreuses années. Bref, en voyant toutes ces boîtes, ces objets sous cloche et ces poupées, j’ai reconnu un univers familier et fascinant.

Parlez-nous donc de « votre » poupée !

C’est une poupée centenaire, une poupée en papier mâché que ma mère Joséphine habillait dans son enfance. À son décès, je l’ai choisie parmi les quelques objets de son patrimoine. En découvrant les recherches actuelles de Christiane Chabot, j’ai eu l’idée d’honorer ma mère en lui confiant sa poupée pour immortaliser son souvenir et en pensant spécialement à mon fils.

Dans ce vaste cabinet de curiosités, quels autres objets vous ont touché ?

Ce qui m’a frappé avant tout c’est une fantaisie servie par un savoir-faire qui me semble avoir souvent disparu dans l’art actuel. Christiane m’a démontré comment l’une de ces poupées, ornementée de brillants coquillages nacrés, a conduit en 2010-2011 à la série Coquillages Aurores boréales. Dans une vitrine, j’ai admiré d’opalescentes « sculptures » – nautiles irisés, huîtres perlières polies et coquilles Saint-Jacques nacrées, piquées à leur surface de toutes sortes de perles précieuses et de coraux aux couleurs contrastées.

Je préciserais même que les coquilles peuvent être gravées, offrir des motifs inspirés par l’histoire et l’art rupestre scandinave.

Revenons aux poupées. L’atelier est peuplé de poupées anciennes en porcelaine, en bois ou en papier mâché, habillées, ou plutôt décorées avec la fantaisie la plus débridée.

En effet, dans une autre vitrine, j’ai été attiré par des poupées miniatures de la série Au Bonheur des dames, inspirée, m’a expliqué l’artiste, par le roman d’Émile Zola et par les effets sur la vie sociale au milieu du XIXe siècle des premiers grands magasins comme Le Bon Marché à Paris.

C’est vrai que Christiane y traduit, dans un propos subtilement féministe, cette véritable boîte de Pandore que ces grands magasins furent alors pour les femmes en même temps qu’ils leur ouvraient une voie vers la liberté.

D’emblée, ces inventions m’ont étonné, charmé. D’ailleurs, Christiane Chabot indique par leur titre ses hommages à Georges Sand, Kiki de Montparnasse, Colette, Isadora Duncan, Camille Claudel, Sarah Bernhardt, toujours avec des clins d’œil à Louise Bourgeois.

Ne trouvez-vous pas que c’est dans la série Santos, commencée aussi en 2010, que Christiane Chabot se révèle autant historienne de l’art qu’artiste ?

Oui, ce sont de grandes poupées-mannequins anciennes, en bois polychrome et aux membres articulés, dont elle repeint délicatement et précisément les visages « teint porcelaine ». Elles sont vêtues de lin précieux sur lequel sont reproduits des motifs empruntés à ses peintres préférés. Comme toujours, l’artiste révèle ses sources inspiratrices : Mucha, Gustav Klimt, Brancusi, Arcimboldo, Roger Van der Weyden, Jérôme Bosch, Petrus Christus, Albrecht Durer, Leonard de Vinci.

Toutes nommées « vierge » (en minuscules pour ne retenir que le sens d’innocence), elles sont singularisées par un complément de titre pour énoncer la symbolique de chacune. La robe-tunique en lin beige naturel de la vierge des sous-bois, par exemple, a reçu des impressions de fougères.

Christiane Chabot révèle que ce champ de création multiforme lui offre la possibilité de rassembler des éléments variés et hétérogènes, intégrés pendant toute une vie dans une vision contemporaine en une expression poétique unique, étrange, voire dérangeante. Aussi, tenir l’aiguille, c’est comme tenir le pinceau, l’outil nécessaire à toute expression artistique.

Elle s’explique : « Je porte en moi ces personnages, tous féminins, comme une parade intemporelle et inédite. »

Quelle place avez-vous donnée à Joséphine ?

Je lui fais une place d’honneur dans ma collection d’œuvres similaires, dont une broderie en boîte par Micheline Beauchemin, une boîte à caractère surréaliste par Mimi Parent et peut-être un jour une œuvre d’Alan Glass. Près de mon bureau de travail, elle m’observe et m’adresse encore ses conseils !