L’opportunité que m’a donnée Vie des arts d’écrire sur ce pan de l’histoire de l’art canadienne était un beau cadeau de la vie que j’ai accepté avec grand enthousiasme. En mon for intérieur, je pense qu’il n’y a pas de hasard. Ainsi, lorsque j’ai rencontré en décembre 2019 l’une des membres actuelles du collectif DAWA, Mosa McNeilly, je savais qu’il y avait une raison et des objectifs à cela : premièrement, j’ai pu contribuer au retour d’une exposition de grande importance à Montréal, et deuxièmement, j’ai appris et assimilé ô combien nos succès actuels sont le résultat de réalisations antérieures. Nous reposons sur les épaules de femmes puissantes sans que nous en ayons réellement conscience.

Travaillant alors à la galerie articule tout en développant ma pratique curatoriale et artistique, j’avais entendu parler à cette époque de l’existence d’une certaine exposition présentée dans les années 19801. Cette information existait vaguement dans un coin de ma tête, sans pour autant que j’en saisisse l’ampleur ni l’importance. Pourtant, cette exposition est un événement de premier plan dans l’histoire de l’art afro-canadienne et par extension de l’histoire de l’art canadienne. Elle est révélatrice de la force, de la détermination et de la résilience d’une communauté artistique qui n’est pas reconnue à sa juste valeur par le grand public.

Reposant sur plusieurs temporalités, l’histoire du collectif DAWA s’inscrit sur une période d’une trentaine d’années et a été rendue possible grâce à l’intervention de femmes artistes noires de différents horizons et générations. En 1986, le collectif originel DAWA, acronyme pour Diasporic African Women’s Art2, voit le jour comme un acte de résistance envers un monde de l’art qui ne les incluait pas, répondant à un besoin de rassembler des artistes et activistes noires et de garantir l’écriture de leurs propres histoires3.

De ce mandat, deux des membres du collectif, Buseje Bailey et Grace Channer, réalisent en 1989 ce qui sera l’événement fondateur : l’exposition Black Wimmin: When and Where We Enter. Présentant les œuvres de onze femmes artistes noires (incluant Bailey et Channer, avec l’implication de Dzi..An au montage), l’exposition est la première du genre à mettre en lumière le travail d’artistes femmes noires et à être réalisée par des commissaires noires. Faisant référence à un texte de l’autrice afro-américaine Anna Julia Cooper (1892)4, le titre choisi démontre l’agentivité de ces artistes et le besoin de créer des espaces et des opportunités qui leur sont propres afin d’exprimer leur créativité artistique en accord avec leurs sensibilités et leurs cultures. Cette reprise de contrôle du narratif était essentielle à la remise en cause de la vision eurocentrée de l’art qui discrédite et marginalise systématiquement les réalisations de femmes artistes noires5. De janvier à septembre 1989, l’exposition voyage ainsi dans différentes galeries canadiennes, partant de Toronto pour suivre sa route à Ottawa, Victoria, Montréal et enfin Halifax. Le collectif finit par se dissoudre au cours des années 1990.

L’artiste Dzi..An, devant son installation présentée à A Space, Toronto, dans le cadre de l’exposition Practice as Ritual / Ritual as Practice. Photo : Ryan Walker
De gauche à droite : Claire Carew, Mosa McNeilly et Dzi..An. Photo : Ryan Walker

Les années passent. La volonté de célébrer cet événement se fait sentir, mais ne se réalise pas (la vie, les projets, le manque de moyens). C’est à partir de 2016 que les étoiles commencent à s’aligner, grâce à une plateforme en ligne nommée Black Wimmin Artist créée par l’artiste, commissaire et activiste Anique Jordan. Ce groupe en ligne encourage la création d’une communauté de femmes et de personnes non binaires afin de créer un espace de solidarité, de partage et de reconnaissance entre elleux. C’est dans le cadre de ce rassemblement d’artistes de différentes générations et de différentes pratiques que l’histoire de l’exposition est redécouverte, menant à ce qu’on recontacte les membres fondatrices du collectif DAWA et qu’on reconnecte une nouvelle génération à cette histoire quasi enfouie.

De cette initiative, Anique Jordan réalise le 25 janvier 2019 la performance The Feast, un dîner regroupant cent personnes du groupe dans les murs de l’AGO, et profite de l’occasion pour célébrer le trentième anniversaire de l’exposition en invitant des membres du collectif d’antan, et des artistes qui avaient participé à l’exposition historique.

Cette reconnaissance par cette communauté de pairs et d’héritières réactive l’envie de réaliser une exposition anniversaire comme un hommage, mais aussi pour célébrer le chemin parcouru. C’est ainsi que renaît sous une nouvelle forme le collectif DAWA avec les artistes Dzi..An, Mosa McNeilly et Barbara Prézeau Stephenson. Enfin, les artistes Claire Carew, Chloe Onari, Khadejha McCall, Winsom Winsom, Marie Booker, Grace Channer et Buseje Bailey sont invitées à participer à l’exposition6.

© Khadejha McCall (Droits d’auteur Arts visuels-CARCC, 2023). Photo : Ryan Walker

Déterminées à honorer leurs histoire et héritage, les membres du nouveau collectif DAWA se rassemblent et organisent entre 2019 et 2022 la nouvelle exposition Practice as Ritual / Ritual as Practice. Elles demandent à la commissaire indépendante Andrea Fatona d’en assurer le commissariat7. Très marquée par l’impact de Black Wimmin: Where and When We Enter sur sa propre pratique, Fatona fait de l’exposition une commémoration, certes, mais qui est tournée vers l’avenir. L’œuvre Bones / Meditations on Middle Passage Memory (2022) de Mosa McNeilly fait écho à cette intention, par l’utilisation du symbole ghanéen du Sankofa, signifiant le besoin d’un retour aux origines, de regarder vers le passé pour pouvoir mieux aller de l’avant8.

Bien que la nouvelle exposition célèbre celle de 1989, aucune œuvre de cette période n’y est présentée. Ce choix de commissariat est porté par une volonté commune d’exposer de nouvelles œuvres réalisées en majorité entre 2020 et 2022, « témoignant […] de la pratique soutenue des artistes » durant ces trois dernières décennies9, démontrant la grande résilience de celles-ci et la richesse de leurs travaux au fil des années. Ce choix a pour effet de réaffirmer leur importance dans l’histoire de l’art afro-canadienne et canadienne dans son ensemble.

L’exposition actuelle ne marque pas une césure drastique avec l’exposition originelle. Au contraire, d’intéressantes connections s’effectuent entre les œuvres présentées dans Practice as Ritual / Ritual as Practice et les revendications de l’exposition de 1989, qui présentait une vision de l’art interreliée aux vécus des artistes, à « la communauté, à la politique, [au] travail, à la spiritualité et [aux] émotions [qui] forment [ici] un tout » à célébrer10, et créent ainsi une belle continuité entre les deux époques.

De manière semblable au symbole du Sankofa, l’exposition commémorative Practice as Ritual / Ritual as Practice offre l’opportunité à une nouvelle génération d’artistes de redécouvrir ce moment important de l’histoire de l’art canadienne et de célébrer des artistes de talent, qui ont pavé le chemin aux femmes artistes et commissaires noires œuvrant sur le territoire aujourd’hui.

On y retrouve des thèmes communs, comme la commémoration des ancêtres, qui est particulièrement présente à travers l’hommage porté aux artistes Khadejha McCall et Chloe Onari, qui nous ont quittés respectivement en 2020 et en 2021. Cet appel aux ancêtres apparaît également dans l’œuvre de Claire Carew Did you Miss us ? Visitations emerging in 2022 (2022), qui connecte le monde des vivants à celui des morts. Les notions de résilience et de transmission se déploient au sein de plusieurs œuvres de l’exposition. Chez Barbara Prézeau Stephenson, elles se manifestent dans sa série vidéo performance Tresses (2020-2022) où ses mains effectuent par des gestes doux et assurés le tressage de nattes de plusieurs mètres, faisant une connexion avec une pratique à la fois actuelle et millénaire. Chez l’artiste Dzi..An, ces notions s’observent dans son installation Transition (2022) par le choix du sujet, une vieille femme qui en coiffe une plus jeune, évocateur des liens forts entre les générations.

Dzi..An, Transition (détail) (2022) Photo : Ryan Walker

De manière semblable au symbole du Sankofa, l’exposition commémorative Practice as Ritual / Ritual as Practice offre l’opportunité à une nouvelle génération d’artistes de redécouvrir ce moment important de l’histoire de l’art canadienne et de célébrer des artistes de talent, qui ont pavé le chemin aux femmes artistes et commissaires noires œuvrant sur le territoire aujourd’hui.

Par cette trajectoire renouvelée, l’exposition commémorative agrandit les rangs d’adeptes et d’alliées auprès de communautés artistiques plus enclines à entendre les messages diffusés par ces artistes depuis plus de trente ans, et garantit la continuité de la transmission de cette histoire aux générations futures. 

Dzi..An, Transition (2022) Photo : Ryan Walker

1 Articule était situé à l’époque sur le boulevard Saint-Laurent, à Montréal.

2 D’autres variantes existent : Diasporic African Wimmin Art ou Diasporic African Womyn’s Art.

3 Les membres du collectif de 1986 étaient Grace Channer, Buseje Bailey, Marie Booker et Pauline Peters.

4 « Only the BLACK WOMAN can say “when and where I enter, in the quiet undisputed dignity of my womanhood, without violence and without suing or special patronage, then and there the whole Negro race enters with me.” » Cité dans Alice Ming Wai Jim, « An Analysis and Documentation of the 1989 Exhibition Black Wimmin: When and Where We Enter », RACAR : Revue d’art canadienne/ Canadian Art Review, vol. 23, no 1-2 (1996), p 71-83.

5 Communiqué de presse, articule, A.D.F.A (Art de la diaspora des femmes africaines), Femmes Noires : Moment et lieu de notre entrée. Fonds d’archives d’articule – Concordia University Library Special Collections (1989).

6 Suli Williams, en tant qu’artiste de l’exposition de 1989, a été invitée à participer à Practice as Ritual / Ritual as Practice, mais n’a pas pu être présente pour cette nouvelle version.

7 L’exposition inaugurale de 2022 commence son trajet à la même galerie qu’en 1989, la A Space Gallery, à Toronto.

8 Mosa McNeilly, discussion virtuelle avec les artistes dans le cadre de l’exposition Practice as Ritual / Ritual as Practice, samedi 11 février 2023.

9 En référence à l’énoncé curatorial d’Andrea Fatona.

10 Communiqué de presse, articule, A.D.F.A (Art de la diaspora des femmes africaines), op cit.


L’artiste Winsom Winsom présente une œuvre dans le cadre de l’exposition Practice as Ritual / Ritual as Practice, en tournée dans différents centres d’artistes au Québec et au Canada. Photo : Courtoisie de l’artiste
L’artiste Buseje Bailay présente une œuvre dans le cadre de l’exposition Practice as Ritual / Ritual as Practice, en tournée dans différents centres d’artistes au Québec et au Canada. Photo : Courtoisie de l’artiste