David Altmejd. Faire flotter les choses
Après Paris et Luxembourg, l’exposition FLUX de David Altmejd – dévoilant 15 ans de production – s’est installée dans trois grandes salles du Musée d’art contemporain de Montréal. L’artiste y a ajouté une intervention murale in situ. Émilie Granjon a rencontré l’artiste montréalais, qui partage désormais sa vie entre New York et Londres.
Émilie Granjon – Après le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et le Mudam au Luxembourg, le Musée d’art contemporain de Montréal accueille ton exposition rétrospective Flux. Peux-tu nous parler en quelques mots de l’exposition et nous dire pourquoi avoir choisi ce titre?
David Altmejd – L’exposition Flux présente des œuvres produites depuis les 15 dernières années. Le mot « Flux » vient du titre de la pièce la plus importante de l’exposition, The Flux and the Puddle (2014). Ceci étant dit, le flux est quelque chose de constant dans mon travail, on y retrouve sans cesse l’idée d’écoulement, de cycle, de circulation d’énergie.
Ton travail de sculpture est très intuitif. Tu tritures et modèles la matière dans un corps à corps, puisque ta main laisse son empreinte dans la matière en même temps qu’elle la façonne. Peux-tu nous expliquer ton processus de création?
Conceptuellement, chaque sculpture naît de la sculpture précédente. Lorsque je travaille sur une sculpture, je m’arrange toujours pour qu’elle inclue toutes sortes de potentiels. Je laisse aussi la place aux accidents et aux imprévus. J’isole des idées nouvelles et je bâtis la prochaine sculpture autour d’elles. Je travaille sur la nouvelle œuvre avec d’autres matériaux, qui ont leurs propres règles. Ils ont une présence que je peux plus ou moins contrôler. Ce sont les matériaux qui dictent la forme de la sculpture.
La sculpture, elle grandit, elle se reproduit
Il y a dans tes sculptures un intérêt marqué pour les matières organiques, que ce soit sous la forme animale, végétale ou minérale. À l’instar du biologiste, le vivant te fascine de toute évidence, peut-être même plus que le
sacré. Que recherches-tu dans cette exploration du vivant?
Lorsque je suis entré à l’université, c’était en tant que peintre. Puis, j’ai suivi un cours obligatoire de sculpture. Pour faire ma première sculpture, j’ai posé un objet sur une table. C’est devenu très clair pour moi que ce que la sculpture avait de plus extraordinaire et ce qui la différenciait de tous les autres médiums, c’est qu’elle existait dans un espace réel. Elle respire le
même air que toi et moi. Et juste ça, ça lui donne un pouvoir, un potentiel extraordinaire. Cela fait en sorte qu’elle est capable d’exister de la même
façon qu’un corps peut exister dans l’espace. En tant que sculpteur, tout ce que je peux faire, c’est essayer de faire des objets capables d’exister le plus possible de la même façon qu’un corps existe dans l’espace. C’est pour cela que je m’intéresse beaucoup au vivant, aux objets capables de produire de l’énergie comme un corps peut produire de l’énergie, au fait qu’un corps se transforme continuellement. À travers cela, je suggère que la sculpture est en perpétuelle transformation. Elle grandit, elle se reproduit !
Le mouvement, très présent dans l’ensemble de ton œuvre, est souvent exploité sous la forme de la prolifération.
Oui. J’aime quand les œuvres incluent une multitude de détails, qu’elles appellent le spectateur à les regarder attentivement. J’aime donner l’impression qu’à l’intérieur de la sculpture il y a une évolution interne, infinie. On pourrait regarder ces détails et penser qu’ils se multiplient continuellement, comme des cellules.
On le voit d’ailleurs très bien dans la série de vitrines qui montrent souvent une vue de l’intérieur d’un corps avec ses réseaux sanguins de fils. C’est un peu comme si tu nous présentais une vision holographique d’un espace que l’on ne pourrait pas voir autrement que par un système d’imagerie scientifique.
C’est une très belle idée. Et c’est tout à fait à cela que je pense.
Compte tenu de ta production très féconde, trouves-tu le temps de faire de l’exploration d’idées ou de matériaux ?
Oui, parce que je n’ai aucune attente sur les matériaux. Je ne fais aucune recherche. Tout ce que je fais, c’est travailler, poser des questions, faire naître des sculptures. Je ne suis jamais insatisfait.
Briser un miroir
J’aimerais que tu nous parles de tes matériaux de prédilection. Par exemple, tu utilises fréquemment le plexiglas et le miroir. Quelle importance accordes-tu à la transparence et à la réflexion ?
Lorsque je conçois mes vitrines, ce qui m’intéresse, c’est de déployer une structure très légère faite en fils, de créer un univers de réseaux suspendus dans l’espace. C’est important de donner l’impression qu’il flotte. Je me sers du plexiglas comme d’un support qui me permet de faire flotter des choses. Je choisis un élément comme étant le cœur de la sculpture, puis je construis une boîte en plexi qui va soutenir le cœur de cette sculpture. Au moment où le cœur est installé, je peux déployer des structures complexes de fils passant à travers le plexiglas pour donner l’impression de flottaison. Le plexiglas est transparent, mais pas invisible. Plus on s’approche de lui, plus on fait l’expérience de sa physicalité. Alors, il montre sa constitution
structurale. J’aime beaucoup cette dualité entre ce qui est représenté, le flottement, et ce qui est réel, la structure.
Alors que la transparence, tout comme les orifices, invite le spectateur à passer à travers tes sculptures, la réflexion induite par l’utilisation de miroir opère non plus un passage, mais un renvoi de l’image de celui qui regarde et, par conséquent, le place, un instant, dans l’œuvre.
C’est drôle, parce que lorsque je regarde un miroir, je ne me vois pas à l’intérieur. Pour moi, le miroir reflète l’espace. J’y vois sa capacité à multiplier l’espace. J’adore l’idée qu’il n’existe pas visuellement, qu’il n’a aucune identité. En soi, il n’a pas de couleur, il prend la couleur de ce qu’il reflète. Au moment où je prends un marteau et que je le fracasse, il devient alors ultra physique. Il commence à exister intensément ! On sent toute sa matérialité, on voit sa surface. Il y a quelque chose de très satisfaisant dans le fait de briser un miroir. Certains me disent que ce geste est violent, destructeur. Pour moi, c’est une action positive. Je considère ce geste plutôt comme une manière de faire naître l’objet, de lui donner une exis-
tence. Tu parlais aussi des orifices… j’aime les trous, parce que le corps en est recouvert. Ils font le lien entre l’intérieur et l’extérieur, ils lais-
sent circuler l’énergie, la lumière, l’air. De plus, ils suggèrent un espace de l’autre côté, quelque chose d’infini, et j’adore cette idée.
Tu convoques en général plusieurs univers à la fois. Dans l’exposition Flux, on voit un retour au ludisme et à l’humour. Quelle en est l’importance pour toi?
J’aime bien que la sculpture soit capable de tout contenir. Pas juste l’humour et le ludisme. Pour moi, une sculpture intéressante est à la fois effrayante, étrange, drôle, profonde, superficielle, elle est toutes sortes de choses qui se contredisent. J’aime que la sculpture soit ultra complexe et qu’elle contienne toutes sortes de choses. Pendant un certain temps, l’humour était absent de mon travail, et j’ai eu l’impression que pour ramener un équilibre, il fallait que je le réintègre.
L’aspect plurivoque dont tu parles me fait beaucoup penser au fonctionnement du symbole. Ce dernier est constitué d’une somme de significations souvent antagonistes, il contient plusieurs facettes qui se donnent à voir différemment selon les contextes dans lesquels il est utilisé. Je ne veux pas dire que tu conçois tes sculptures sur un mode symbolique, mais dans la manière de les penser, il y a des résonances avec le fonctionnement du symbole.
C’est super intéressant ! D’ailleurs, je commence à m’intéresser beaucoup à la symbolique et à la construction de symboles. Lorsque je regarde l’histoire de l’art (hormis celle du XXe siècle), j’ai l’impression qu’il y a un projet commun de raffinement des symboles qui ont déjà été définis par le passé. J’aime l’idée que l’artiste continue ce travail de raffinement.
Les chapitres d’un même roman
Ce travail de raffinement passe inévitablement par une réappropriation thématique. Comme on peut le constater, tu abordes plusieurs thèmes. Est-il possible selon toi de faire le tour d’un thème?
Non, un thème peut contenir une infinité de perspectives. Mon travail pose beaucoup de questions, et les réponses qu’on peut leur apporter ne m’intéressent pas. Je suis fasciné par le questionnement et le potentiel. Mon travail est vraiment une fétichisation du potentiel.
Sur quels thèmes travailles-tu en ce moment? Décèles-tu l’émergence de nouvelles figures?
Tu as dû voir la série des Bodybuilders, des sculptures en plâtre qui utilisent leurs propres mains pour déplacer la matière de leur corps?
Oui, tout à fait!
Cette série a donné naissance à la figure de l’ange. Les Bodybuilders sont responsables de leur propre forme: ils prennent la matière vers leurs jambes, la font monter vers le haut, de sorte qu’elle s’accumule derrière leurs épaules. Cela forme des masses qui me font penser aux ailes d’un ange. Ma sculpture commence alors à habiter un univers symbolique. Elle me parle de ce sujet et me permet de poursuivre la transformation de cette figure.
En regard de l’exposition rétrospective, quel regard portes-tu sur ta carrière?
Je ne prends pas beaucoup de distance par rapport à mon travail. En général, je suis concentré sur l’objet que je suis en train de faire. Avec l’exposition Flux, pour la première fois, je vois une quantité de sculptures faites depuis les 15 dernières années. Toutes ces œuvres réalisées de manière indépendante peuvent être associées et faire sens ensemble. Elles racontent une histoire. Mes œuvres sont des phrases qui forment les chapitres d’un même roman.
À partir de là, comment conçois-tu la transposition de cette exposition rétrospective dans des espaces aussi différents que le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, le Mudam au Luxembourg et le Musée d’art contemporain de Montréal?
Au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, l’espace est très linéaire, c’est une série d’espaces et de couloirs plus ou moins étroits. Donc, on n’a pas d’autres choix que de disposer les œuvres les unes après les autres. L’expérience que le spectateur fait des sculptures est linéaire, elle aussi. Elle suit la trame d’une histoire! Il fallait donc penser à la manière dont l’histoire serait présentée et quel chapitre viendrait après quel autre. Au Mudam, l’espace est très différent. Flux est présenté dans un gigantesque atrium vitré et deux galeries contrôlées par un éclairage à la fine pointe de la technologie. L’installation devait être consciente de la dualité entre un espace extérieur avec une lumière éblouissante qui donnait l’impression d’être dans un paysage et deux galeries qui permettaient d’avoir un
rapport très intime avec chaque œuvre. À Montréal, on a trois grandes salles. On n’a pas d’espace linéaire comme à Paris. Chaque salle est assez grande pour accueillir plusieurs sculptures. Quand le visiteur entre dans la salle, il est entouré de sculptures, il y a donc un effet immersif beaucoup plus intense qu’à Paris par exemple. Chaque salle présente donc un grand chapitre.
Il ne reste plus qu’à découvrir cette histoire! Merci David.
DAVID ALTMEJD FLUX
Commissaire: Josée Bélisle
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 20 juin au 13 septembre 2015
Mudam Luxembourg
Du 7 mars au 31 mai 2015
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Du 10 octobre 2014 au 1er février 2015