L’exposition intitulée Orang-outan que propose David Moore pourrait être qualifiée d’exposition mixte. Mixte, elle regroupe des peintures et des sculptures. Elle rassemble des toiles de caractère abstrait auxquelles s’associent, et parfois s’opposent, des statues très réalistes d’orangs-outans. Les toiles sont constituées de matériaux divers qui justifient de les classer dans la catégorie des techniques mixtes ; les statues, dans la mesure où elles sont composées de bois traité et de branches d’arbres à l’état naturel, peuvent être considérées, elles aussi, comme des techniques mixtes.

Le propos des peintures de l’exposition Orang-outan est ample et riche de symboles et, par là, se prête à de multiples interprétations. Leur discours contraste avec celui des sculptures, plus dépouillé, moins complexe et, à première vue, proche, en tout cas, d’un primitivisme qui sied à des primates. Il faut toutefois se garder de juger si vite. Car un peu d’attention révèle que l’artiste n’oppose pas la supposée sophistication de la culture (sous-entendue humaine) que traduit sa peinture au dépouillement de la nature (en l’occurrence celle incarnée par les singes). Il suggère une mise en dialogue, même s’il s’agit parfois d’un dialogue de sourds. Dialogue à sens unique que risqueraient d’alimenter de leurs préjugés certains visiteurs de l’exposition pour lesquels, même métaphori­quement, un orang-outan ne saurait, par ses seuls gestes, rivaliser avec des créations artistiques issues du savoir-faire humain, ne pourrait guère prétendre à la moindre connaissance recevable et moins encore à quelque sagesse.

Deus in-machina

Il faut reconnaître que placer ainsi face à face de grandes toiles que colonisent des dizaines de signes aux connotations érudites multiples et des figures sculptées d’orangs- outans est un acte qui relève de la provocation (ce que ne nie pas David Moore), de l’audace (pour ne pas dire du culot), et d’emblée cette idée paraît pour le visiteur parfaitement incongrue. Les deux genres (humain et animal), même s’ils sont apparentés par des liens de cousinage, ont beaucoup de mal à cohabiter. Il faut néanmoins dépasser ce premier moment de surprise, voire de malaise, car l’enjeu de leur mise en présence dépasse la querelle ou le clivage nature/culture.

Quelque quarante années séparent la production des toiles de celle des sculptures. Les toiles : l’artiste déclare que leur réalisation remonte à la deuxième moitié des années 1970. Les sculptures : il s’agit de productions récentes. David Moore explique qu’il lui paraissait difficile, au cours d’une période où il se faisait connaître comme jeune sculpteur, de s’afficher en même temps comme peintre. « Et surtout, ajoute-t-il, peintre d’œuvres à caractère gestuel au moment où dominait l’abstraction géométrique. » Il a donc soigneusement roulé ses toiles songeant qu’il ne les montrerait peut-être jamais et il a poursuivi avec succès sa carrière de sculpteur. Quarante ans plus tard, certaines toiles resteront invisibles, roulées au pied de celles qui seront offertes à la vue des visiteurs. Quant aux sculptures, celles qui sont placées en face des peintures donnent à l’interaction que leur implantation provoque le caractère d’une installation, un genre pas encore très courant dans les années 1970.

Aux yeux de David Moore, l’orang-outan (homme des bois en langue malaise) incarne l’artiste, être solitaire qui tient un langage singulier au service d’un propos qui n’appartient qu’à lui et dont il attend qu’il soit reconnaissable et reconnu. Paradoxalement, l’orang-outan incarne en plus le spectateur des toiles – il faut souligner qu’il en est le premier spectateur. Il incarne également le confident de l’artiste ou, si l’on préfère, le commissaire de l’exposition. À cet égard, il est le porteur d’une double connaissance – celle que lui a divulguée l’artiste dont il est en quelque sorte le porte-parole et celle que véhicule l’exposition. En somme, il est non pas le Deus ex-machina mais le Deus in-machina.

Regarde

L’artiste ne pouvait déléguer le rôle de montreur de ses toiles à un double humain : il se serait exposé à être perçu comme le commen­tateur de ses œuvres, position inconfortable. Il a préféré un intermédiaire – aujourd’hui, on dit un médiateur – qui se trouve physiquement et stratégiquement entre l’œuvre et son obser­vateur. L’orang-outan joue donc le rôle de go-between, de messager conférant ainsi à l’ensemble peinture-sculpture le caractère d’une œuvre médiatisée, voire médiatique (tout est médiatique de nos jours). Au visiteur d’apprécier cette distanciation et sa douce ironie. Plus simplement, l’orang-outan désigne la toile d’un geste éloquent du bras qui dit : « Regarde ».

Alors, je regarde. Je vois, accrochées au mur, des toiles que n’arrime aucun châssis et que ne borde aucun cadre. Elles sont nues. Toiles rectangulaires, toiles carrées où s’inscrit un cercle, toiles rondes. Est-ce un tapis qui flotte devant moi ? Est-ce plutôt une bâche envolée d’un camion ? L’une à côté de l’autre, elles se succèdent, ces toiles, dans leur tonalité grise pierreuse, terreuse, limoneuse… Je distingue la mer, le courant d’un fleuve ou d’une rivière, un ciel nuageux, le souffle du vent, l’espace galactique que tourmentent les sillages de cohortes de comètes ou des lambeaux d’étoiles déchues.

Je regarde encore. Et je peux préférer voir des peaux exposées comme des parchemins ou comme des trophées, car elles sont nues, ces toiles. Voici la peau martyrisée de Saint-Sébastien. Elle est criblée de petits bouts de bois – flèches brisées – fichés ça et là sur la surface grise et vive que lacèrent des stries blanches. Peinture ? Bas-relief ? Technique mixte ? Dans cette toile accusatrice des accidents qui altèrent la matière, « ce qui est important, commente David Moore, c’est la toile même et sa matérialité ». L’artiste se plaît à tenter de débusquer la raison d’être de cette matérialité : un espace rond ou carré dont les dimensions répondent à ses propres mensurations et dont la consistance est davantage celle d’une bannière que d’une fenêtre.

Je regarde toujours. De plus près. Je m’interpose entre le singe et la toile. C’est moi l’intermédiaire maintenant. Je me laisse griser par la foule des rapiéçages des toiles de la série Extraction ; je salue les quatre petites hélices de métal qui marquent Éole, toile objet ; devant Cycladique, je tente de percevoir le fantôme qui hante peut-être les dizaines d’embarcations (radeaux, esquifs, dériveurs) qui s’agitent au milieu des flots rageurs que transpercent des rais de lumière fulgurants.

Derrière moi, les orangs-outans se taisent, mais ils insistent et tendent leurs bras pour dire et redire : « Regarde ! » 

DAVID MOORE ORANG-OUTAN
Maison de la culture de Côte-des-Neiges, Montréal
Du 3 mai au 8 juin 2014