À chaque nouvelle exposition, on part à la rencontre des œuvres de Diane Gougeon sans image prédéfinie. L’artiste n’est pas une adepte de la répétition et multiplie les fines stratégies pour obtenir l’attention de son décrypteur. Car il s’agit bien d’un rituel partagé, un pari qui lui est lancé, un échange à distance.

Dans le travail de Diane Gougeon, le corps est toujours mobilisé : que ce soit par le mouvement, l’ouïe, le toucher ou l’odorat, le dispositif produit une mobilisation des sens et du corps, sans compter celle de l’entendement. Derrière la technologie déployée se trouvent des préoccupations situées dans l’ici et maintenant, commentant des questions de société dont plusieurs sont cruciales : les problèmes environnementaux, la marchandisation des objets et des corps, l’usage plus ou moins judicieux des technologies.

Ses plus récents travaux, des papiers peints installés à l’automne 2022 dans différents lieux, pas nécessairement ceux de l’art, concernent les sens de la distance que sont la vue et l’ouïe. Situés dans des entrées ou des passages (surtout de collèges ou d’universités ; plusieurs d’entre eux sont encore visibles)1, ils sollicitent discrètement la personne qui passe devant pour lui proposer aussi une expérience sonore. Des marqueurs de réalité augmentée intégrés aux papiers peints activent différents sons liés à la représentation. Par exemple, à l’Espace culturel de l’Université de Sherbrooke, campus de Longueuil, il s’agit de sons d’un bateau de pêche, de chants de baleines ou de trépidations d’activités de prospection, qui entrent en résonance avec le papier peint montrant des formes de plancton. Cet ensemble suscite des émotions et des réactions diverses, de l’émerveillement au malaise. La qualité esthétique des images, la netteté des formes et le passage vers le rouge au bas du mur intriguent. En effet, la représentation de la nature par un biais technologique fait prendre conscience des perturbations sonores de l’espace marin, qui va jusqu’à affecter des êtres aussi petits que le plancton. Les thèmes des six autres installations gravitent tous autour du rôle que l’être humain joue dans les changements climatiques, avec les nuages, les abeilles, les minéraux, la forêt boréale, la chaleur et les icebergs.

Photos : Justine Latour

Ce n’est pas la première occurrence du thème de l’impact des activités humaines sur la nature dans son œuvre. En 2008, Glaçage offrait une combinaison de dispositifs, dont un système de réfrigération et un autre de diffusion d’information, commentant les changements climatiques et la relation des humains au monde naturel. Frasil et nilas, en 2006, qui faisait partie de l’exposition Réingéniérie du monde à la Maison de la culture Frontenac, reprenait la fabrication artificielle de la glace pour signifier que celle des pôles disparaît et que la planète change.

Diane Gougeon, Reach out and touch someone (1995) Photo : Richard-Max Tremblay. Courtoisie de l’artiste
Diane Gougeon, oeuvre installée à l’Usine C (2022) Photo : Richard Max-Tremblay. Courtoisie de l’artiste

Les installations de Diane Gougeon mettent non seulement le corps en mouvement, mais suscitent l’attention, puis la réflexion. L’artiste dépose des indices concrets dans la galerie ou le lieu d’exposition, et l’imagination, la déduction ainsi que les émotions de la personne qui passe sont immédiatement convoquées.

Désenchantement/Diane’s Rainbow (2013), sur le thème de la falsification, incluait un dispositif reproduisant artificiellement un arc-en-ciel, une bande vidéo simulant l’écriture de commentaires dans un blogue à propos de la véracité d’une photo illustrant le pied de ce phénomène naturel, en plein milieu de la chaussée d’une autoroute californienne. Désenchantement/Diane’s Rainbow montrait déjà ce qui sera appelé plus tard fake news.

L’odorat et le toucher, ces sens de la proximité, ont aussi été explorés par l’artiste. Le premier aurait été mis à l’épreuve au Toronto Sculpture Garden, en 1995, le projet ayant été refusé pour des raisons sanitaires. Sans Titre ne montrait rien que trois enclos vides en métal ouvré disposés dans un jardin, mais le passant aurait pu y déclencher un mécanisme diffusant des odeurs qui stimulent notre mémoire et notre imagination : musc, castoréum, civet, des odeurs animales de nature sexuelle, qui rappellent les odeurs du corps humain. Quant au toucher, la manipulation de boules de verre était permise dans Reach Out and Touch Someone (1995), mais un système de détection antivol étant activé, une alarme se déclenchait lors du retrait des objets. Dans ces boules étaient intégrées des lettres tirées de l’Alfabeto figurato de Bracelli (1635), composant les mots : to love, to be loved, to be in love (aimer, être aimé, être amoureux). L’immatérialité de l’amour se conjuguait à la matérialité des objets : marchandisation des émotions, manufacture des âmes.

Diane Gougeon. Photo : Justine Latour

Un premier papier peint avait été réalisé pour le Festival Upart à Toronto, en 2009. Ce qui semblait, de loin, être un élément géométrique, se révélait être une silhouette esquissant un geste violent (cris, bras d’honneur, etc.). Le motif se distinguait d’abord par le toucher car il était floqué en relief, puis par la vue, grâce à une lumière ultraviolette. Losing Touch se découvrait dans la durée, par un processus qui, contrairement à l’habitude des arts (justement nommés) visuels, n’était pas déclenché par la vue.

Ce portrait serait incomplet sans la mention de l’intérêt de l’artiste pour le langage. Plusieurs installations proposent des mots dont l’ordre se modifie selon différentes modalités technologiques, et le sens de l’ensemble s’en trouve inversé, ou une nouvelle lecture se produit. Dans Disappearing Act (2010) et Mémoire vive (2013 et 2017), des phrases étaient construites à partir d’un lexique simple ou plus fourni. La première fait état de l’attention que l’on porte ou pas à quelqu’un ou quelque chose, et l’autre, de la construction de phrases aléatoires, instantané de l’époque ou concentré d’Internet, commentaire sur le savoir qui ne s’acquiert pas de façon immédiate.

Les installations de Diane Gougeon mettent non seulement le corps en mouvement, mais suscitent l’attention, puis la réflexion. L’artiste dépose des indices concrets dans la galerie ou le lieu d’exposition, et l’imagination, la déduction ainsi que les émotions de la personne qui passe sont immédiatement convoquées. L’installation a le plus souvent été utilisée par elle comme stratégie de mise en place des objets, en y incluant le spectateur de façon dynamique – il ou elle est partie prenante de l’exposition. Cette interaction entre l’artiste et la personne qui évolue dans l’œuvre, en plus d’être d’ordre esthétique, est également signifiante. Les thèmes choisis au fil des trente dernières années résonnent tous dans l’espace sociétal de l’époque et d’aujourd’hui. Nombre de philosophes, et le christianisme, ont séparé le corps de l’esprit et établi la vue comme sens privilégié. Diane Gougeon s’inscrit dans la lignée de celles et ceux qui ont heureusement choisi de réunir les deux et de multiplier le recours aux sens, de façon à « comprendre avec les sens », et ainsi mieux faire face aux situations problématiques de notre époque.

1 Ses papiers peints étaient installés à l’Espace culturel de l’Université de Sherbrooke, au campus de Longueuil ; au Pavillon de la vie étudiante de l’Université de Sherbrooke ; à l’Usine C, au Cinéma du Parc, au Conservatoire d’art dramatique, au Conservatoire de musique et à l’École nationale d’administration publique, Montréal ; au Cégep Édouard-Montpetit, Longueuil ; et à l’École nationale d’aérotechnique, Saint-Hubert.