Un silence puissant règne dans l’atelier de Diyar Mayil, situé en plein cœur d’Outremont, à Montréal. Ce silence est intentionnel et agit en tant que vaisseau allouant l’émergence d’une réaction sincère et viscérale à l’approche de ses sculptures. Les objets du quotidien qui semblent prendre vie et les matériaux imitant la chair rappellent la troublante fragilité de l’expérience humaine. Le corps, dans ses rituels, ses mouvements et ses écorchures, se trouve au centre de la pratique sculpturale de l’artiste multidisciplinaire originaire d’Istanbul, qui me ​ fait l’honneur de m’accueillir dans son espace de création.

Diyar Mayil, Sitting through (2019) Photos : Alberto Porro. Courtoisie de l’artiste

Entretien avec la lauréate 2022 de la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain1.

Josiane Ménard Dans le cadre de ton exposition au Centre Clark qui se déroulait du 8 septembre au  8 octobre 2022, tu nommais l’importance de l’intuition dans ta méthodologie de travail. L’intuition est un sentiment introspectif, qui demande que l’on porte attention à nos sensations physiques et à nos discours intérieurs afin de nous guider dans nos actions. Cet exercice requiert un profond travail de connaissance de soi et de sa corporalité. De quelle manière tes émotions et tes expériences personnelles guident-elles ta pratique artistique ?

Diyar Mayil – J’extériorise mon discours intérieur en le transposant sur papier. Je garde un glossaire dans mon studio, dans lequel je dépose mes propres définitions afin de comprendre ce qu’elles veulent dire pour moi, et je travaille avec elles tout au long de mon processus de création. C’est de là qu’est née la pièce Houseguest. L’écriture libre me donne accès à une connexion sincère avec les œuvres que je produis. Ce procédé m’aide dans la sélection de mes matériaux. En les définissant à ma façon, j’arrive à cerner les émotions que je cherche à matérialiser à travers mes sculptures. L’intuition est donc pour moi une façon de rester engagée face à mon corps et d’être réceptive aux idées qui en émergent. Je m’arrête à ce qui provoque une forte réaction en moi, et de là, tout s’enchaîne. Ma pratique sculpturale se réfère à mon bagage personnel, mais me connecte aussi à l’autre. Ma connaissance de soi cohabite avec ma connaissance du monde extérieur. Je m’impose donc une certaine retenue dans l’interprétation de mes œuvres, dans l’esprit de respecter la liberté du spectateur d’interagir avec elles avec son propre bagage sensoriel et émotionnel. Ce faisant, la co-création d’un espace commun peut avoir lieu. C’est au sein de cet espace que se côtoient mes sensibilités et celles de l’autre.

Diyar Mayil. Photo : Marc-André Dupaul

Je suis contente de voir que tu as pu te l’approprier et que ton interprétation arrive aussi près de la mienne. Bien que je ne souhaite pas imposer ma vision au public, mon objectif était de représenter l’inconfort. 

Photos : Marc-André Dupaul


Lors de l’exposition Houseguest, tu as notamment abordé les thèmes de l’hospitalité et de la dualité entre les rôles de l’hôte et de l’invité. En ouvrant une fenêtre intime sur la familiarité en la rattachant aux objets du quotidien, tu brouilles la notion des sphères publiques et privées. Peux-tu me parler de ton rapport à l’hospitalité et aux sentiments rattachés au fait d’accueillir autrui dans tes espaces personnels ?

Dans Houseguest, l’hospitalité me sert de métaphore pour parler du déracinement. Au lieu de parler directement de l’inconfort découlant de mon expérience d’avoir quitté mon pays d’origine, je cherche à faire vivre cette émotion au spectateur. L’utilisation des objets domestiques m’est venue d’une difficulté à conceptualiser mes émotions face à mon parcours migratoire. J’ai ressenti le besoin de les rendre tangibles, afin de les rendre plus faciles à imaginer. Exister dans le rôle d’invité nous expose à ressentir de l’hypervigilance face à notre corps et à l’espace qu’il occupe. On développe des mécanismes d’adaptation visant à se faire le plus petit et le moins visible possible. Or, notre présence demeure scrutée à la loupe. Pour certains d’entre nous, il n’y a pas d’échappatoire à cette crainte d’être indésirable ou de ne pas être le bienvenu. D’un autre côté, en assumant la position d’hôte, on se soumet à certains standards, on se comporte d’une certaine façon afin d’être perçu positivement par l’invité. L’intimité inhérente à son domicile est exposée et devient sujette aux critiques. Ai-je été assez chaleureuse, l’ambiance était-elle invitante ? En laissant entrer quelqu’un dans mon espace, ce qui relevait auparavant du domaine privé devient instantanément public, car une partie de moi est, de facto, mise à découvert. Cela dit, sur une note plus légère, recevoir mes êtres chers est un réel plaisir pour moi.

Photo : Marc-André Dupaul

À travers la pièce Sitting Through (2019), tu évoques la douleur et l’inconfort ressentis par les corps malmenés par la migration dans une société d’accueil ainsi que le deuil de leur terre d’origine. Les pieds de la table et la nappe de chair la recouvrant sont meurtris, une image forte qui évoque en moi le « poto mitan », présent dans la culture haïtienne. Le « poto mitan » réfère au pilier de la famille et aux responsabilités qui pèsent sur ses épaules. Sachant que l’immigration vient avec une grande pression de performance visant à prouver notre valeur en tant que citoyen, quelles blessures as-tu voulu explorer avec cette sculpture en particulier ?

Je ne connaissais pas l’expression poto mitan, mais elle se marie très bien avec l’essence de Sitting Through. Je suis contente de voir que tu as pu te l’approprier et que ton interprétation arrive aussi près de la mienne. Bien que je ne souhaite pas imposer ma vision au public, mon objectif était de représenter l’inconfort. En concevant une table revêtue de chair, je savais qu’il en résulterait une réaction aversive. Cette nappe de chair, avec ses boursoufflures, représente les sacrifices et les efforts acharnés qui caractérisent le parcours de l’immigrant. La pression de performance que tu mentionnes est une bonne façon de le décrire. Cette pression fait aussi référence aux attentes de se conformer au groupe majoritaire. Peu importe ce qui fait de nous la minorité, le mythe du « bon immigrant » vient avec de grandes attentes de conformisme et génère beaucoup d’inconfort, que l’on a tendance à réprimer afin de continuer à avancer. Mon souhait est que l’on se donne le droit de déposer cette charge indue et que l’on commence à vivre.

1 En 2022, les deux lauréat-e-s sont Rémi Belliveau et Diyar Mayil.