Lorsque j’ai reçu le carton d’invitation pour l’exposition de Dominique Blain à la Galerie Antoine Ertaskiran, j’ai pensé en regardant l’image : « Cela me rappelle quelque chose ». J’ai cherché, mais je ne trouvais pas. J’ai alors remarqué le titre « Blancs de mémoire ». Ainsi donc, moi aussi, j’avais un blanc. Puis, je me suis rassurée : « Je trouverai quand je verrai l’exposition ».

J’ai vu et j’ai trouvé. Non pas ce que j’attendais, c’est-à-dire une image particulière que le carton d’exposition me paraissait rappeler, mais plusieurs photos que j’ai vues dans les journaux parmi les catastrophes que couvrent les médias, des photos qui m’ont frappée… et que j’ai oubliées. Les tragédies se succèdent et se ressemblent. Voilà ce que m’apprend d’abord – ce que m’apprend encore – la projection vidéo que je regarde et dont le carton d’invitation montre un instantané. Je vois une barrière de planches battue par la mer qui écume. L’image du tsunami qui a frappé Fukushima traverse mon esprit. Puis apparaissent des individus alignés les uns à côté des autres qui me semblent étendus sur le rivage. Ce sont peut-être des Africains qui sont morts noyés en tentant d’atteindre le rivage de l’Italie. L’image devenant plus nette, je constate que ces hommes et ces femmes sont debout. Ils forment une longue file horizontale qui se multiplie sur plusieurs rangs. Tous semblent attendre, comme s’ils étaient arrêtés par un obstacle infranchissable. Ce n’est pas ce que j’avais imaginé. Ce qui intéresse l’artiste, « c’est d’amener le spectateur à porter un second regard sur l’œuvre et de l’entraîner dans un questionnement1 ».

Décalage temporel

Dominique Blain m’a appris, lors de l’entretien qu’elle m’a accordé, que l’image qui est à l’origine de cette vidéo est une photo, prise en 1994 lors du conflit au Rwanda, qu’elle a gardée dans ses archives. Elle représente des Rwandais qui tentent de se réfugier dans un pays voisin. Ce génocide, qui n’a pas ébranlé la conscience de ceux qui avaient la possibilité d’intervenir, a profondément touché l’artiste. Dans une entrevue avec Réal Lussier, alors conservateur au Musée d’art contemporain de Montréal, Dominique Blain explique ainsi le fait qu’il y ait très souvent dans son travail un décalage temporel entre la date à laquelle une photo a paru dans la presse et la réalisation de l’œuvre qu’elle lui a inspirée : « Je pense avoir appris à être un peu plus patiente, ce qui me permet de prendre mes distances par rapport au sentiment d’urgence que certains sujets provoquent en moi. J’ai appris à laisser (…) mûrir une idée, un concept, pour justement arriver à l’essentiel2 ». Ce n’est pas la première fois que Dominique Blain confronte les spectateurs au drame des réfugiés. Sur cet écran, les Rwandais nous regardent, comme le faisaient les Afghans et les Éthiopiens sur les photos imprimées sur des palissades dans l’installation Traces, une œuvre de 1991, que l’on a pu revoir dans l’exposition que le Musée d’art contemporain de Montréal a consacrée à Dominique Blain en 2004. Ces hommes et ces femmes immobiles incarnent toutes les personnes qui cherchent en vain à s’enfuir d’un pays en guerre et nous, spectateurs, nous sommes dans la position inconfortable de ceux qui leur interdisent de franchir la frontière. L’artiste « dépoussière des photos oubliées qui traitent de sujets tout à fait actuels3 ». Comme toujours, les populations sont victimes des conflits. Nous l’oublions sans cesse. L’écume envahit l’écran, faisant disparaître progressivement l’image de la foule. Blanc de mémoire. Dominique Blain met à profit les nouvelles technologies de collage numérique pour produire une vidéo parfaitement réussie sur le plan formel. Elle reconnaît que les préoccupations esthétiques ont autant d’importance pour elle que le désir de partager une réflexion. Elle considère d’ailleurs le fait que ses œuvres soient séduisantes au premier regard comme « une porte d’entrée pour le spectateur4 ».

Très séduisante assurément est la grande image numérique rétroéclairée qui est installée au mur. Sous un ciel orageux qui occupe les trois-quarts de l’œuvre, comme dans certains tableaux des peintres hollandais du XVIIe siècle, s’étend un paysage grandiose : un désert de sable ocre rose qui se heurte à l’arrière-plan à des collines d’un gris bleuté. Pourtant ces montagnes me semblent avoir une forme peu naturelle. En m’approchant, je découvre avec stupeur qu’elles sont anthropomorphes. Ce sont des femmes qui pleurent et tentent de se réconforter en se serrant mutuellement dans les bras. Parmi les œuvres qui figuraient dans l’exposition de 2004, l’une des plus impressionnantes était indubitablement la grande tour intitulée Village. La structure était recouverte de photos et de textes découpés dans des journaux qui relataient les massacres de civils qui accompagnent les conflits. Alors que Dominique Blain choisissait ses documents, elle avait mis de côté ceux qui concernaient les femmes. Ce sont ces coupures de journaux qu’elle est allée rechercher dans ses archives5. Elle a découpé puis collé numériquement les photos pour réaliser cette œuvre qui constitue, en quelque sorte, le verso des tableaux historiques dans lesquels des armées s’affrontent héroïquement sur un champ de bataille. Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant6. Cette magnifique image numérique invite les spectateurs à réfléchir à la condition des femmes qui subissent les conséquences des affrontements meurtriers. Gardiennes du souvenir, elles pleurent les pères, les maris, les enfants morts dans ces conflits.

Beau geste

Quelle que soit la valeur esthétique des œuvres de Dominique Blain, il n’en reste pas moins que son art traite de questions sociales et politiques, et certains seraient sans doute tentés de se demander quelle est la portée de ses interventions. L’artiste reconnaît que celle-ci est limitée. Toutefois, elle est « convaincue que chaque geste engagé, quel qu’il soit, produit par un citoyen, artiste ou non, peut avoir des répercussions dans le monde qui nous entoure7 ». Cette expo­sition est un beau geste qui nous aide à ne pas oublier. 

(1) Entrevue avec Dominique Blain par Réal Lussier, catalogue de l’exposition Dominique Blain, Musée d’art contemporain de Montréal, 2004, p. 16.

(2) Ibid. p. 11.

(3) Ibid. p. 18.

(4) Ibid. p. 16.

(5) Information donnée par Dominique Blain au cours de son entrevue avec l’auteur.

(6) « Ils font un désert et ils l’appellent paix. » Tacite, Vie d’Agricola.

(7) Ibid. p. 21.

DOMINIQUE BLAIN BLANCS DE MÉMOIRE (MEMORY BLANK)
Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal
Du 16 octobre au 23 novembre 2013