Artiste d’origine mexicaine habitant les Cantons-de-l’Est depuis 2011, Estela López Solís s’intéresse à la vie intime des êtres, des lieux et des choses et aux réalités émotionnelles qu’ils cachent. Dans une démarche relationnelle sensible que seuls l’écoute active et le ralentissement du temps de production permettent, elle prête sa voix à celles des autres et se consacre à relayer leurs blessures, survenues à la suite de traumatismes d’ordre personnel ou historique.

ÉCOUTER

Depuis plusieurs années, elle recueille les phrases que lui confient diverses personnes pour réaliser des œuvres textiles matérialisant les mots dans l’espace d’exposition. Non pas centrée sur l’objet, son approche mise plutôt sur un processus où les traces d’échanges avec le public sont incarnées dans la broderie. Ses œuvres se développent selon un rythme de production lent faisant coïncider l’espace de l’atelier avec celui de la galerie, de même que le temps de création et de diffusion des œuvres.

Dans l’exposition Susurrantes (2017) présentée au Centre culturel de Notre-Dame-de-Grâce, l’artiste se penche sur les douleurs ou les inquiétudes imprégnant nos rapports à autrui. Elle présente aux murs de la galerie une série de taies d’oreiller usagées où figurent des pensées noires et des sentiments négatifs face à des blessures ou des angoisses. Figures de prédilection de l’apaisement, les oreillers dévoilent ici plutôt les tourments troublant notre quiétude. L’installation est empreinte de calme, et provoque dans la durée une sensibilité à l’irruption de nos pensées intimes et encourage leurs réminiscences. Elle permet ainsi qu’une certaine empathie s’installe dans le partage d’expériences personnelles.

Faisant de la galerie son atelier, l’artiste réalise aussi sur place une série de performances où elle se consacre à un patient travail à l’aiguille, dans une attitude d’attente et d’écoute favorable aux confidences. Ces prestations, qu’elle nomme Hantises, créent des moments propices pour accueillir les émotions négatives, telles que la crainte ou le jugement de soi, et suscitent des échanges personnels qui constituent le cœur du propos de l’artiste. Pour ma part, j’ai ressenti beaucoup d’apaisement en lui confiant mes pensées noires, les abandonnant aux allers-retours de l’aiguille entre ses mains.

 Estela López Solís, Je suis invisible (détail) (2021)
Installation in situ dans l’atelier de l’artiste
Photo : Alexi Hobbs

INTERROMPRE

S’ajoute à la manière dont López Solís utilise la lenteur pour partager les enjeux sensibles de notre psyché, une prise en compte du temps sous forme de syncope. À la Maison des arts et de la culture de Brompton en 2018, l’installation d’œuvres textiles Silences divise subtilement l’espace, le ramenant à une échelle domestique. Dans ce contexte, l’artiste exécute de courtes performances lors du vernissage, rompant avec ce rituel mondain pour faire ressurgir quelque chose de plus intime, autour de jugements que lui inspire sa biographie ou de pensées négatives et de craintes que lui ont déjà exprimées les visiteurs. Le rituel disruptif qu’imposent ces prestations s’inscrit en faux contre les automatismes du quotidien qui gouvernent nos activités, conditionnent notre inattention et instaurent une forme d’aliénation de notre vie intime, motivée par des prescriptions sociales.

Estela López Solís, Impardonnable — Susurrante 7 (2016)
Broderie faite à la main à partir d’une phrase recueillie et brodée dans le cadre d’un processus performatif, courtoisie de l’artiste

Comme le souligne Laurent Vidal dans un récent ouvrage, la mécanisation croissante liée à la révolution industrielle impose peu à peu une allure de travail moulant le corps et l’esprit de chacun à la cadence économique1. Le milieu de l’art n’échappe pas à ces impératifs. Par le rythme singulier d’attente et d’écoute qu’elle instaure ou par les contrepoints qu’elle introduit dans des rituels réglés, López Solís dévoile les blessures que ces objectifs de productivité imposent. Elle en inverse toutefois la dynamique en tablant sur un patient travail émotionnel, souvent invisibilisé et dévalorisé. En effet, la modernité associe rapidité et efficience et interprète la lenteur comme une incapacité, voire un facteur discriminant dans un imaginaire d’exclusion et de domination. Cet investissement relationnel exige toutefois beaucoup de temps et, loin d’être passif ou improductif, il nous lie intimement les uns aux autres plus que toute autre forme d’activité. En fait, les œuvres de l’artiste mettent de l’avant ce qui se tisse lentement et donnent corps à ces liens intimes.

À partir de son intimité personnelle, par le relais des mots des autres ou par des références culturelles, Estela López Solís construit patiemment un « nous » autour des sentiments partagés de manquement, de faute et d’inadéquation, renversant ainsi leur logique exclusive.

SE REMÉMORER

Son intérêt pour la psyché humaine se porte aussi sur la persistance, dans le temps long de l’histoire, de blessures et de traumatismes collectifs, liés notamment à la colonisation de l’Amérique.

Dans le cadre du programme Habana ~ Montréal : Encuentros de Arte Contemporáneo / Rencontres en art actuel organisé en collaboration avec le centre d’artistes DARE-DARE, en plus d’une installation textile au centre Artista X Artista de La Havane, elle présente la performance ¿Cómo te voy a olvidar? / Sanar el pasado (Comment pourrais-je t’oublier ? / Guérir le passé) (2019). Cette prestation s’articule autour de l’injure classiste et raciste, « Maudite musique de sauvages », proférée en jargon mexicain à l’égard de la cumbia. Originaire de la Colombie, mais héritée des chants d’esclaves venus d’Afrique de l’Ouest, cette danse s’est peu à peu répandue en Amérique latine et demeure aujourd’hui en vogue dans les fêtes populaires. Tout comme d’autres styles de musique reposant sur la syncope, la cumbia témoigne d’une expérience non linéaire du temps, plutôt cyclique, opposée à la notion de progrès si chère à la civilisation occidentale et justifiant souvent la domination d’autres cultures, ou les rapports de pouvoir en son sein2. Cette forme musicale exprime en cela autonomie et indépendance face à une culture dominante, une posture que fait sienne López Solís. Par cette référence culturelle, aussi liée à des souvenirs de jeunesse personnels, elle porte la voix de celles et ceux qui la précèdent et qui l’accompagnent encore, en rejouant les mépris dont ils sont victimes et en activant les traces subtiles des histoires traumatiques encore prégnantes aujourd’hui.

À partir de son intimité personnelle, par le relais des mots des autres ou par des références culturelles, Estela López Solís construit patiemment un « nous » autour des sentiments partagés de manquement, de faute et d’inadéquation, renversant ainsi leur logique exclusive.

(1) Laurent Vidal, Les Hommes lents : Résister à la modernité, XVe-XXe siècle (Paris : Flammarion, 2020).

(2) Ibid.