La démarche du designer Jean-Claude Poitras, devenue multidisciplinaire, s’est au fil du temps émancipée du domaine de la mode où elle s’était ancrée, à son origine, en 1972. Près d’un demi-siècle plus tard, l’œuvre qu’a accomplie Jean-Claude Poitras foisonne et rayonne hors des frontières du Québec et du Canada. Les extraits de l’entrevue qu’il m’a accordée en toute simplicité sont ici transcrits avec l’espoir de donner un modeste aperçu de l’envergure de ce formidable créateur.

Christine Baillairgeon Qui êtes-vous, Jean-Claude Poitras ?

Jean-Claude Poitras – Comme je l’ai souvent dit, je suis né marginal et je mourrai atypique ! Je suis un homme, un être d’émotions qui a traversé la vie sans œillères et qui se laisse influencer par ce que la vie lui présente.

Comment vous définissez-vous ? Quel est votre métier ?

Mon cheminement est celui du créateur, créateur de mode d’abord qui, après trente ans dans ce domaine, est devenu designer pluridisciplinaire, puis artiste. En 2002, j’ai choisi d’interrompre la préparation des collections de prêt-à-porter pour devenir un designer sans frontières, ce qui m’a permis de créer toutes sortes d’objets, de la cuisine aux vitraux, des poignées de portes à la maison écologique1. Puis, en 2012, après quarante ans de design, j’ai souhaité révéler mon âme et je me suis mis à peindre et à dessiner des silhouettes de femmes, un travail de recherche de l’épure par les courbes.

Comment décrivez-vous votre style, à travers tout ce que vous avez touché ?

En courbes, car en mode, il y a deux façons de travailler : en coupe à plat, ce qui ne m’intéressait pas, ou par moulage, directement sur le mannequin, celle que je préfère. Créer en mode séduction me plaît plus que la provocation. J’adore la mode, mais je déteste être à la mode, je suis donc davantage un homme de style que de tendance. Je suis à la recherche de l’intemporel et je voulais que mes vêtements soient dégagés de l’inutile.

Qu’est-ce qui a déclenché l’exposition rétrospective qui vous est consacrée à Repentigny ?

C’est la vision du directeur François Renaud qui, lors de l’ouverture du Centre d’art Diane-Dufresne, m’a annoncé qu’il songeait à me donner une exposition. Ça m’a permis de faire une sorte de bilan de ma vie et de ma carrière.

Mon parcours part de l’enfance, avec les défilés de la messe du dimanche et mon observation des femmes qui revenaient de la communion ; je me rappelle aussi le bonheur que me procurait le magasinage en ville avec ma mère et les costumes des personnages du parc Belmont accrochés à la corde à linge, celui des saltimbanques, de la femme à barbe, etc. Je dois dire que ma grand-mère prenait des contrats pour les concessionnaires du parc d’amusement. D’ailleurs, l’œuvre intitulée L’oiseau de nuit, à l’entrée de la salle, s’y réfère.

Il y a eu 1967, année charnière pour moi. Cette année-là, j’ai décidé d’aller étudier la mode. Au cours d’un test d’orientation professionnelle, j’ai entendu prononcer le mot « mode » et je me suis levé d’un bond. J’ai été révélé au monde comme un couturier pionnier, comme celui qui a dessiné les costumes des hôtesses de l’Expo 67, tout a alors déboulé : les voyages et le plaisir de côtoyer d’autres cultures.

Quelle est l’œuvre la plus importante de Poitras ?

Je dirais deux robes du soir au style diamétralement opposé ; je les ai créées pour le grand gala « Mode et vin », un événement dont avait eu l’idée Jacques Puisais, de l’Institut du Goût de Paris : une robe blanche, plissée, qui va dans tous les sens, comme le vin qui éclate en bouche, et une robe réalisée comme une sculpture, moulée, de soie orange brûlé, ma couleur fétiche. À la fin de la soirée, ces robes, mises à l’encan, sont restées en France, achetées par les vignerons d’Alsace et de Bordeaux dont les vins avaient été mon inspiration.

Qu’est-ce qui est le plus important selon vous et que démontre l’exposition ?

C’est le fait que j’ai toujours voulu aller plus loin, hors des sentiers battus. Depuis les débuts, à l’époque où Léo Chevalier, qui était un peu mon mentor, faisait son succès avec de l’ultra-suède, un tissu synthétique, ma préférence est allée aux matières naturelles : l’étamine de laine, l’alpaga, la soie, le lin, ma matière fétiche. Je n’ai jamais été capable de mettre mon nom sur quelque chose que je n’aimais pas. Ma destinée est d’ouvrir des sillons.

Selon vous, y a-t-il une différence entre l’artiste et le designer ?

Autrefois, j’aurais dit qu’il n’y a pas de différence, c’est le même créneau, mais maintenant, je crois que oui. La mode, c’est le rythme infernal des collections, passer à la suivante en repartant à zéro chaque fois ; ça m’épuisait. Au contraire du designer, un artiste ne vit pas avec de folles contraintes, et surtout son œuvre résiste au temps, elle peut même prétendre à l’immortalité. La première assiette que j’ai créée n’a pas changé ; tout comme un tableau ou une sculpture, elle dure. Il y a quelque chose qui me rassure dans cette pérennité.

L’exposition est un bilan, qu’est-ce que vous préparez maintenant ?

Il y aura plusieurs mandats, des chocolats, des collections d’objets à partir des Archives de la Grande Bibliothèque où je passe des journées à découvrir toute notre histoire en consultant, par exemple, le testament de Jeanne-Mance ou celui de Champlain.

L’artiste en moi a le goût de s’isoler pour aller plus loin. Il y a aussi la possibilité de réinventer les pièces « Vintage », certaines pouvant être rééditées sans modification ; d’autres, par exemple un boléro ou un smoking, pourraient être revisitées, manière 2017.

La générosité et l’éloquence du designer- artiste sont remarquables. Jean-Claude Poitras a sillonné le Québec pour retrouver ses clientes qui trouvaient ses collections difficiles à vendre. Il lui paraissait important de « raconter l’histoire derrière chaque collection », lui, qui, malgré toutes les distinctions, les trophées et les prix qu’il a reçus, demeure humblement reconnaissant envers ses clientes des régions, tout comme envers celles de tous les horizons. À Repentigny, l’expérience Poitras déborde largement du cadre de la salle d’exposition. La gastronomie s’ajoute maintenant aux expériences multiformes qu’il propose et par lesquelles il honore pleinement son engagement à l’égard de la beauté. Il la construit, il l’élève, telle une bouée pour notre temps.

Jean-Claude Poitras Sur le chemin du Roy, au fil de mes escales
Centre d’art Diane-Dufresne, Repentigny
Du 22 juin au 15 octobre 2017

(1) Jean-Claude Poitras a conçu une maison pour Les Industries Bonneville, en 2004.