L’année 2014 marque le cinquantenaire du passage d’Edmund Alleyn à Percé. L’exposition présentée au Musée Le Chafaud regroupe des œuvres qui ont en commun d’avoir été peintes en Gaspésie ou qui ont pour source première d’inspiration le paysage côtier gaspésien. Lieu d’une expérience formelle de création joyeuse, c’est à Percé que l’artiste réalise à l’automne 1964 les derniers tableaux de sa « période indienne ». Retour sur une référence majeure de la peinture d’Edmund Alleyn.

« Pour ce qui est de ma peinture dont tu m’as demandé de te parler, elle consiste de souvenirs de Gaspé. Je préfère peindre de mémoire plutôt que ce qui est près de moi. Et tandis que le pays autour d’ici est très beau, il me laisse froid en tant que peintre. Alors, aussi curieux que cela puisse paraître, je crois que je fais la peinture la plus canadienne que j’ai jamais faite1. »

C’est en ces termes que s’exprime en 1956, depuis la Côte d’Azur, Edmund Alleyn. Séduit à son arrivée en France par Paris où il multiplie les démarches pour s’installer de manière permanente – aucune capitale au monde n’offre à ses yeux une telle facilité d’accès à l’art international –, Alleyn n’en continue pas moins d’être inspiré durant les premières années de son séjour en France par le souvenir du territoire gaspésien. Invité par son oncle Islwyn Jones à prélever des fossiles sur les falaises gaspésiennes, sillonnant les routes depuis l’âge de dix-huit ans, il explore à fond cette côte parfois austère qui longe le Saint-Laurent. Alleyn a déjà planté son chevalet à Cap-des-Rosiers, Causapscal, Gaspé, Coin-du-banc, Percé et Paspébiac. Et lorsque, en France, il visite la côte bretonne ou qu’il se rend au Pays basque, à Saint-Jean-de-Luz, c’est encore à la lointaine Gaspésie qu’il songe, ainsi qu’il le confie à ses proches. Ce fort attachement au territoire gaspésien n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de cet artiste constamment habité par le doute métaphysique qui va accomplir de magistrale façon, avec la sollicitation polysensorielle de L’Introscaphe et les installations sur plexiglas d’Une Belle Fin de journée, le passage encore incertain de l’art moderne à l’art contemporain.

Bois de grève

L’exposition présentée au Chafaud permet de voir comment opère précisément chez cet artiste la référence gaspésienne. Dès le début, la nature sert en effet à Alleyn de point de départ et de terrain de confrontation. Littoraux découpés, épaves, rochers, bois flottants enchevêtrés et blanchis par la mer : Alleyn puise dans le spectacle extérieur la recherche d’un vocabulaire intelligible de formes et de lignes. La possibilité d’un dessin très libre, l’innovation que laissent entrevoir les nouveaux procédés picturaux représentent pour lui à cette époque une ouverture sur l’universel. À la luminosité et la simplicité apparente de ses aquarelles viennent s’opposer l’âpreté, la richesse austère et la densité d’expression de ses huiles. Des tableaux peints à Paris comme Marée basse (1958) et Grève (1959) sont des exemples éloquents de cette réminiscence du paysage gaspésien. Grâce au traitement habile de la matière qui anime ses thèmes paysagers, ses aquarelles et huiles acquièrent souvent un caractère exploratoire. Vers 1955, alors que s’amorce chez lui le passage vers la non-figuration – notion qu’il oppose d’ailleurs à l’abstraction pure, parce qu’on ne trouve chez les peintres abstraits tel Mondrian aucune allusion explicite à la nature –, il pousse encore plus loin les principes modernes d’épuration du motif. Parmi les pièces mises en valeur dans cette première section de l’exposition, signalons Nature morte avec cruche. Peinte à Percé sur le mur de la cuisine de la famille Baillargeon, l’étude fut découpée lors de rénovations puis encadrée. Elle prend place dans l’exposition près des artefacts (corbeille, cruche) qui ont servi de motifs originaux à Alleyn.

« Une calligraphie festive »

Avec le temps et l’éloignement, Alleyn en vient cependant à considérer qu’il pratique une peinture « trop vieille » pour lui et, craignant que cette austérité ne le conduise peut-être un jour au cul-de-sac que représente à ses yeux le monochrome, il se détourne des images gaspésiennes. Désirant que la forme s’éclate et que s’affirme la couleur, il explore de nouveaux procédés picturaux qui accordent une grande place aux tonalités et textures chromatiques. Durant cette période qu’il qualifie lui-même d’« allégresse colorée », il développe un vocabulaire formel qui offre des similitudes frappantes avec l’iconographie des Haïdas de la côte Ouest. Plusieurs des tableaux montrés à Percé appartiennent à cette période exubérante de sa vie durant laquelle il jouit du support financier de la Galerie Soixante de Montréal, où il expose avec sa jeune épouse Anne Cherix à l’automne 1964.

Le passage vers l’abstraction n’a pas conduit Alleyn à l’abandon du vaste champ iconographique. À l’instar de Miró, il pratique un art dans lequel le traitement de la figure humaine et du motif lui permet de donner libre cours à sa sensibilité de coloriste. Poissons, serpentins, fleurs sauvages, flèches, objets cérémoniels et symboles empruntés à la mythologie traditionnelle amérindienne peuplent ses tableaux et forment un nouvel ensemble imagier qui prend en compte le rêve et l’inconscient, ce que la critique associe au registre étendu du surréalisme.

Alors que se termine le séjour florissant de l’été 1964 à Percé, Alleyn ignore que ce cycle de peinture prendra fin abruptement lors d’une visite prochaine à Ottawa. Découvrant sous verre cette civilisation amérindienne au Musée de l’Homme, Alleyn déclare plus tard à l’historien de l’art Guy Robert : « Ça m’a fait un choc, on ne va pas épiloguer sur ce qu’on a fait aux Indiens ici. Mais j’avais l’impression d’avoir fait du pillage de tombes, de voler des choses à ces civilisations. […] Cette visite a été la fin des tableaux indiens2. »

Cinquante ans plus tard, il faut saluer cette initiative heureuse du Chafaud qui nous permet de redécouvrir cette géographie sans frontières, ouverte sur le monde. 

(1) Edmund Alleyn à sa mère, lettre non datée, inédite, succession Edmund Alleyn. Ma traduction.

(2) Entretien d’Edmund Alleyn avec Guy Robert, dans le cadre de la série « Un artiste et son milieu », réalisée par André Major. L’émission fut diffusée sur les ondes de Radio-Canada le 14 juin 1976.

EDMUND ALLEYN ÉCHAPPÉES PERCÉENNES : 1950-1964
Musée Le Chafaud, Percé
Du 24 juin au 21 septembre 2014