Les fantasmes surréalistes de Laurent Craste s’expriment dans le travail de la porcelaine délicate. L’humour noir de l’artiste nourrit un monde imaginaire peuplé d’objets détournés de leur fonction habituelle ; son univers fait aussi allusion aux paradoxes logiques de Magritte ou encore à l’iconographie « molle » de Salvador Dali où abondent des images soumises à d’étranges déformations.

Laurent Craste malmène le vase français blanc, générique et traditionnel façonné en fine porcelaine, en lui infligeant de macabres étranglements et des concavités criblées de perforations. La porcelaine de l’artiste réussit à simuler – à parodier même – la peau animale, la dépouille préparée dans l’atelier du taxidermiste. Son éloquence doit quelque chose autant à la spontanéité qu’à la réflexion, car la production de la porcelaine est laborieuse. Mais surtout, Craste joue un méchant tour à ce matériau délicat habituel­lement associé aux cours princières, sinon aux salons de la bonne bourgeoisie.

En regardant ces fausses « peaux » étirées – en fait, ce sont des plaques légèrement convexes –, ces vases écrasés, on se demande comment l’objet en porcelaine peut faire preuve d’une si grande plasticité, d’une telle ductilité. Car, à l’évidence, la porcelaine est rigide, fragile et friable. L’impression ou l’illusion de plasticité naît au cours de l’étape du pétrissage de l’argile, avant sa cuisson et avant l’application de la glaçure.

Le travail de Laurent Craste, artiste d’origine française, prolonge la tradition baroque du trompe-l’œil ; il s’empare d’une matière travaillée qui n’est pas ce qu’elle apparaît au premier regard. Sa sculpture sert des récits conceptuels liés à une vision ironique de certains pans de l’histoire européenne.

L’artiste participe au courant actuel qui joue avec la fonction du matériau. Il dissocie cette fonction du rôle conventionnel qu’on lui attribue et qui s’applique à la réalisation d’une œuvre. À cet égard, il s’inscrit dans le sillage d’artistes contemporains et modernes. Par exemple, Shary Boyle, qui représentait le Canada à la Biennale de Venise en 2013, crée une sculpture en porcelaine colorée grotesque et romantique à la fois, qui détourne la magie des contes d’Hoffman dont elle s’inspire. Pour sa part, Jeff Koons, l’illustrateur américain de la démesure contemporaine, allie kitch et érotisme dans une forme d’aliénation assumée et consentie, avec ses statuettes en porcelaine de stars du porno ou dans ses représentations de Michael Jackson et de son singe préféré recouverts d’un halo doré. Il est peut-être utile de rappeler que la porcelaine et la céramique ont attiré des grands talents de l’art bien avant l’avènement du postmoder­nisme, en commençant par Bernard Palissy, figure majeure de la Renaissance française, génial peintre et sculpteur de la céramique. Dans le contexte moderniste du XXe siècle, Picasso, Léger, Miró et Cocteau ont créé des œuvres qui ont bousculé le caractère artisanal et utilitaire dévolu à la céramique.

En poursuivant cette longue tradition des « arts de la terre », Laurent Craste aborde le genre de l’assemblage ou de l’installation conceptuelle. Dans Iconocraste 0, un vase en porcelaine blanc « immaculé », un brin rococo et plutôt générique, est transpercé par un grand méchant clou qui paraît rouillé. La déformation de la paroi avec sa plasticité exagérée connote une grande inquiétude. Dans Ornement et crime, le vase aux allures vaguement Premier Empire est horriblement enfoncé par un marteau dont le manche est recouvert de caoutchouc rouge et noir. Sans ambages, l’impression est celle d’une violence physique et charnelle. La fin d’une potiche représente « la pendaison » d’un fragile et déluré vase en porcelaine ; il est suspendu par sa longue encolure, ce qui lui confère un air anthropomorphe inquiétant. Au pied de cette figure, un mince guéridon en bois gît renversé, donnant un caractère romanesque à la scène. L’humour noir est au rendez-vous dans Série Romanoff, Nicolas et Alexandra : deux vases d’aspect anthropomorphe, parés de l’écusson impérial à double tête d’aigle des Romanoff de Russie ; ils sont criblés de trous. Souvenirs d’une exécution fatidique en 1918…

Représailles… Cette fois, le même délicat et « malheureux » vase est « crucifié », vigoureusement cloué au mur, ses anses transpercées. Voilà l’image même du supplice : peut-être en référence au rapport amour-haine de l’artiste avec son matériau. Car avant d’être façonnée, la porcelaine oppose de farouches résistances.

« C’est dans des moments de découragement, de rage, lorsque j’ai détruit l’objet utilitaire déjà fait, que l’idée du travail transgressif m’est venue, explique Laurent Craste. L’acte de destruction devenait un acte de création. » Il s’agissait de réaliser l’image tragicomique de la meurtrissure, de la destruction de la porcelaine décorative : elle a donné naissance pour Craste à la sculpture de la porcelaine.

Il se trouve dans ces œuvres une hantise de l’imaginaire collectif de l’Ancien Régime qui peut encore dominer la mémoire des Français. En contrepoint, symbolisées par les clous et le marteau si « prolétaires », se profilent la Révolution française et bien d’autres révolutions. Cependant, dans ses aspects par trop délicats, caricaturaux même, l’œuvre symbolise le XVIIIe siècle, si admiré pour son raffinement, mais si lointain aujourd’hui. Il est peut-être question dans les œuvres de Laurent Craste d’un vieux et ridicule théâtre social de marionnettes – du moins tel qu’il figure dans une certaine mémoire populaire – anéanti dans la vision de l’artiste par « du pur métal ». Évidemment, ces interprétations sont sujettes à changement compte tenu de la polysémie postmoderne.

Un air de sérialité parfois domine l’œuvre ; cependant, les vases ont leur présence, et leur aspect rococo est brisé par la violente insertion d’objets métalliques. L’humour noir maintient l’effet de surprise.

Artiste reconnu, Laurent Craste a reçu une prestigieuse série de prix artistiques. Il a été remarqué par la revue Toronto Life en 2010 et considéré parmi les dix premiers artistes canadiens dont l’œuvre possède une valeur d’investissement. 

LAURENT CRASTE DE LA PORCELAINE À L’ŒUVRE
Art Mûr, Montréal
Du 2 novembre au 21 décembre 2013

LAURENT CRASTE TRANSFORME/POSE/FIGURE
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 30 août au 4 novembre et du 27 novembre 2013 au 30 mars 2014