Le peintre Rita Letendre
NDLR : À l’occasion du décès de Rita Letendre à l’âge de 93 ans (1928-2021), nous republions ici le tout premier article que Vie des arts a consacré à cette grande peintre québécoise. C’était dans le numéro 27 paru à l’été 1962.
Rita Letendre n’en est pas arrivée d’un seul coup à cette expression tourmentée et explosive de la matière picturale. Plusieurs années de recherches, d’essais, d’échecs, où parfois des formes floues et tièdes se mariaient à une sentimentalité mal définie : il faut apprendre son métier, et par lui son langage. Une vérité, d’ailleurs toujours remise en question, est une longue et rude approche. « J’ai beaucoup de respect pour mon public, et ce respect m’oblige d’abord à ne pas décevoir, et surtout m’oblige à une constante exigence de bon travail. Chaque nouvelle exposition devient un défi à soutenir, car je voudrais tellement que chaque tableau soit le tableau… »
Rita Letendre est née à Drummondville. Son père est Iroquois. Petite fille, elle a été malade et solitaire. Puis le goût lui vient de faire de la peinture, en feuilletant des albums et revues d’art. Elle arrive à l’Ecole des Beaux-Arts de Montréal, le temps d’apprendre les rudiments de son métier, le temps d’estimer le professeur Jacques de Tonnancour, le temps de claquer les portes, car l’impétueuse jeune fille n’était pas faite pour subir sagement des programmes académiques. C’est en elle qu’elle trouvera ce qui lui convient, ou elle ne le trouvera jamais. Son premier geste officiel, significatif, sera sa participation à l’Exposition des Rebelles, en 1950. Elle venait alors de glisser de Watteau en Borduas, trouvant chez les Automatistes montréalais un monde répondant enfin à ses exigences, à ses soifs. Elle se libère, sous la confiance que lui témoigne Borduas, des artifices de la peinture, des « défroques de la représentation », des fantômes hésitants.
En 1952, le peintre fait un séjour en Gaspésie: la grandeur et la noblesse d’un paysage farouche où les gens possèdent une présence tragique, une gravité inépuisable, la fascinent Chose étrange, le paysage gaspésien ne parvient pas à l’émouvoir au point de devoir être fixé tel quel sur toile : l’impression se place au-delà de la copie. Devant la mer, devant la falaise, l’artiste contemple sans doute, mais n’en continue pas moins obstinément son aventure intérieure, son approche de formes secrètes, l’élaboration attentive d’une expression originale.
Depuis son retour de Gaspésie, Rita Letendre a participé à près de quarante expositions de groupes à travers le Canada et à l’étranger, et elle a eu l’occasion de tenir depuis 1955 plusieurs expositions solo. Quelques musées, dont ceux de Montréal et de Vancouver, possèdent de ses œuvres.
L’art, surtout chez les moins âgés, fait rarement vivre son artiste. Si Rita Letendre ne compte depuis trois ans que sur la vente de ses tableaux pour gagner sa vie, pendant six ou sept ans elle a dû se livrer à différentes occupations : serveuse de restaurant, typographe, photographe, entre autres. Elle aimait bien les multiples expériences humaines du contact direct avec le grand public; elle aimait beaucoup son métier de typo, qu’elle abandonna à cause d’une allergie au plomb des fontes; elle aimait aussi son métier de photographe, et il fallait alors la laisser prendre les photos, de gré ou de force. Car Rita Letendre a du caractère.
Sa peinture est solide, violente parfois, elle devient provocation de recherche, perspective d’inconnu. Son art, passionnel, touche le tragique, et le langage pictural ici signifie globalement: U assume le minéral, le végétal, l’animal, l’humain. Non pas que l’imagerie soit évidente. Elle n’est pas davantage implicite. Cet art demeure rigoureusement non-représentatif. Positivement, il devient « formel » : il trouve sa cause et sa fin, son tempérament, dans la forme même de sa matière.
Pourquoi cette fascination de l’art précolombien et de l’art gaulois chez Rita Letendre, sinon par une secrète correspondance instinctive d’une réduction stylistique à la fois très forte et très dépouillée. Dépouillée non dans un sens intellectuel, mais bien dans un sens tout à fait concret, charnel, formel.
Rita Letendre m’a toujours quelque peu dérouté : il se trouve chez elle un mélange de fougue et de grâce, de rudesse et de souplesse, de tranchant et de nuance, que son ascendance iroquoise ne suffit peut-être pas à expliquer entièrement. On dirait une formule chimique en ébullition, ou encore une inscription hiéroglyphique qui se mettrait à danser. Et d’où vient cette passion ardente de l’artiste pour ce lointain et énigmatique art aztèque, qui semble éveiller chez elle des résonances naturelles, traditionnelles en quelque sorte ? Plusieurs de ses grands tableaux récents nous laissent, â bien les examiner, cette même forte impression de sombres rituels et de secrets signaux.
L’abstraction chez elle répond à un besoin irrépressible d’explorer de la matière neuve, de « faire de la terre neuve » comme disaient nos paysans, nos défricheurs. Son langage plastique s’impose d’une œuvre à l’autre avec véhémence, avec noblesse. Un univers inépuisable, continuel, jaillit d’une expérience contrôlée tout au cours d’une découverte à facettes multiples. Le tableau se fait et l’artiste se fait parallèlement. L’œuvre fait l’artiste, la toile fait le peintre.
Refus du joli, du conventionnel, de la facilité. Refus aussi de l’approximation et des demi-mesures : le peintre s’astreint à détruire près d’un tableau sur deux, avec une rigueur inflexible. Rita Letendre peint régulièrement, presque chaque jour, procédant ainsi à de patients recoupements, à des expertises progressives dans les zones de couleurs qui la préoccupent les unes après les autres. Le noir conserve toutefois une importance particulière; des gris d’une souplesse très douce, des bruns chaudement modulés, des verts inédits viennent éclabousser leurs marées violentes sur des récifs de jaunes durs, sur des épaves de bleus aigus, sur des plages de blancs rehaussés d’une légère grisaille.
Le lyrisme de l’artiste, vibration intense, témoigne d’une sensibilité attentive et d’une spontanéité primitive. On devine chez elle une âme émue, pas toujours tourmentée mais souvent tumultueuse. Des gestes droits, précis, intenses. Il se dégage de ces toiles denses, chargées d’une profonde spiritualité (celle des vitraux médiévaux, celle des œuvres sacrées primitives) une force envoûtante, contagieuse, une force de la nature, qui développe des rythmiques implacables. D’un tableau à l’autre la découverte se poursuit, le miracle se précise. L’inconnu s’apprivoise. La couleur éclate, la couleur se noue. Le génie de son art se fait en nous un nid de longue joie.
La peinture de Rita Letendre, du moins celle de ces trois dernières années, oscille entre la grande symphonie éclatante et le petit air percutant. Au fond cette oeuvre touche à la musique, et les syncopes vives du jazz, les contrepoids subtils des dodécaphonistes, les rythmes rituels d’un Stravinsky, les audaces violentes d’un Varèse, et les cris déchirants des negro-spirituals s’y retrouvent tout ensemble. Cette oeuvre est aussi paysage, et les clivages somptueux, les volcans brutaux, les rivages inviolés, les forêts fantastiques, les visages figés dans l’éternel secret, les végétations envoûtantes, les chorégraphies des nébuleuses s’y mêlent fraternellement, réconciliés dans la naissance irrépressible d’un monde en vertige.
On ne peut longtemps s’embarrasser d’esthétique devant Rita Letendre; les torrents, les cratères, les cataclysmes ne sont pas beaux par rapport à des normes logiques ou harmoniques : ils sont beaux en eux-mêmes. Cette force sauvage et brutale ne convient pas à tous les tempéraments. Non pas que les subtilités et les nuances soient absentes de l’oeuvre : mais elles y sont submergées par la cadence violente du geste créateur, par la ferveur et la passion d’une création inépuisable, où le mouvement accroche l’oeil, où la pâte généreuse s’anime, où des structures tournoient et explosent dans une neuve lumière.
Rita Letendre fait actuellement un premier séjour en Europe : des confrontations successives ne pourront que l’aider à élargir ses horizons, à se pénétrer de paysages nouveaux, à accumuler des expériences de nouvelles connaissances. Peut-on prévoir un amenuisement de son langage pictural ? Perdra-t-elle cette fougue, cette irrésistible explosion qui en fait dans notre peinture canadienne, parfois de tendance alambiquée ou artificielle, une véritable force de la nature ?
On ne sait trop comment Rita Letendre a pu exécuter ses grandes compositions dans son minuscule atelier où une implacable lumière lui servait de soleil portatif. L’artiste travaillait vraiment « dans » son tableau et, quand elle se retournait, on aurait dit qu’elle jaillissait de l’œuvre même, aussi sombre, aussi violente et tourmentée.
Il se trouve chez Letendre un farouche élan, une passion qu’elle m’assure être réfléchie. De fait, on passe du vivoir à l’atelier au vivoir à l’atelier, en parlant de tout: de ses prochaines expositions, de son voyage en Europe, de ses étés passés en Gaspésie en compagnie de gens aussi simples que sains, de ses métiers passés, de ses lectures, des mathématiques et de la mécanique dont son mari, le peintre-sculpteur Ulysse Comtois, est un mordu.
Rita Letendre aime la vie avec âpreté : il en est de même de ses autres affections. Parmi les peintres qu’elle préfère se trouvent Borduas, Tapies, Bosch, Munch. On sent chez elle une exigence extraordinaire de création, d’invention, de découverte. Devant ses tableaux, l’espace est créé : le peintre nous a livré son âme.