Linda Rutenberg. Des images découpées au scalpel
Personne n’a jamais vu la Gaspésie comme elle. Elle, c’est Linda Rutenberg, photographe. Elle célèbre ses trente ans de vie artistique.
Les vues de la Gaspésie que propose Linda Rutenberg se distinguent par leur composition ou, si l’on préfère, par l’agencement des éléments qui les constituent. Reconnaissables, la plupart des formes présentées sont pourtant assimilables à des figures géométriques ; inversement, perçues au premier coup d’œil comme des entités abstraites, un peu d’attention révèle l’indiscutable image d’un paysage naturel où s’incrustent un muret, une cabane, une route, le ciel, le fleuve…
La Gaspésie si singulière que dépeint (oui, que dépeint) Linda Rutenberg résulte d’un patient travail de composition visuelle. La poésie qui en émane tire sa force de sa concision. Il est vrai que l’hiver, en ses contrées, laisse peu de place aux bavardages. Ainsi, l’éloquence des propos qui animent les tirages photographiques regroupés sous le titre La Gaspésie : au bord de l’infini (livre et exposition) provient de leur sobriété. Non qu’il y ait quelque urgence à dire quelque chose ; au contraire, le temps ne semble pas compter. Il faut pourtant couper court : à cause du climat sans doute. Propos, discours, narration : on pourrait parler à leur sujet d’une écriture sèche. Nulle enjolivure n’encombre ce qui s’apparente à une suite d’icônes que l’on dirait détourées au scalpel.
Fond blanc, fond gris, fond bleu
L’hiver, villages et hameaux sont isolés ; la péninsule gaspésienne tout entière perd tout relief. « Mon pays c’est loin à se perdre : tu n’entends pas tellement c’est loin », chantait naguère Claude Léveillée. Voilà ce que viennent rappeler les images de Linda Rutenberg dans un langage d’une vigueur qui n’a d’égale que la rigueur d’une saison qui gèle les plus ambitieux projets. Aux cartes postales idylliques d’une région annoncée comme exotique pour des touristes heureux d’observer vallons et collines ou bien alors la force tranquille du Saint-Laurent, Linda Rutenberg oppose l’impact sans bavures de structures isolées : rempart de paniers empilés, barrières de métal, abris de planches ou refuge de toile… Nul besoin d’être doté d’un œil aguerri pour remarquer ces singularités qui se détachent sur les fonds froids où elles s’inscrivent : fond blanc, fond gris, fond bleu.
Les clichés de Linda Rutenberg, il faut le préciser, ne sont pas des montages ; il s’agit de prises de vue réelles. Ils expriment le regard de l’artiste et sa sensibilité qui viennent à la rencontre du regard du spectateur et de son étonnement. Inutile de chercher ici quelque savante opération de repérage bien que l’artiste reconnaisse avoir visité les lieux maintes fois et, en particulier, au cours de l’année 2009. Elle est revenue en 2010 pour faire ses photos qui ont d’abord été exposées au Centre d’art de Kamouraska du 22 juin au 29 juillet 2012. Il faut croire l’artiste qui déclare : « Je me laisse guider par mon intuition. » Si elle a choisi de caractériser ses images par leur grand dépouillement, c’est en écho à la vie dépouillée et sans artifices des gens qu’elle a rencontrés en Gaspésie, notamment le long de la route 132. Si elle a opté pour des instantanés, c’est, assure-t-elle, parce que « l’on y vit au jour le jour ».
Jusqu’en 2005, Linda Rutenberg s’est fait connaître comme une photographe adepte du noir et blanc et des tirages argentiques. Les clichés de son exposition Mont-Royal, un monde à part (1998) reproduits dans l’album (2000) portant le même titre sont impressionnants de puissance et de délicatesse. Quelques années plus tard, à la faveur d’une commande du magazine Landscape Architect, la photographe s’est rendue aux jardins de Métis, à mi-chemin entre Rimouski et Matane. Elle a acquis un appareil photo numérique et a réalisé ses premières prises de vue en couleur au printemps, en été et en automne. Il ne manquait que l’hiver. Évidemment, cette saison n’est guère propice pour photographier des jardins. « En revanche, raconte Linda Rutenberg, l’expérience d’avoir vu la rivière dégeler en une seule nuit m’a éclairée sur les mille et une qualités que manifestait l’hiver dans cette région fluviale. » Elle précise : « Il m’aura fallu un an avant de trouver le temps nécessaire pour aller photographier à ma guise la Gaspésie. J’ai trouvé la région de plus en plus envoûtante, remplie d’une lumière resplendissante. J’ai découvert un peuple merveilleux et accueillant dont l’histoire est fascinante et la culture, unique. »
Portraits sur fond de paysage
La blancheur de l’hiver a maintes fois été chantée, racontée, détaillée… Mais ce que dévoile Linda Rutenberg, ce sont ses couleurs ! Percutantes couleurs franches qui frappent l’œil : bleu, rouge, vert, mauve. Elle personnalise les « objets » qu’elle met en vedette ; elle leur donne la prestance de personnages vivants, voire d’acteurs de cinéma : les arbres posent pour elle, les lampadaires se mettent au garde-à-vous, les paniers de plastique entament un chant choral, les ballots de paille que protège une bâche bleue sont en pleine conversation… Ainsi propose-t-elle des sortes de portraits sur fond de paysage.
Mieux encore, les photographies de Linda Rutenberg se plient à des règles de composition formelle que se donne l’artiste. C’est peut-être le secret de leur charme. Tout d’abord, bien qu’ils soient reconnaissables, les éléments de ses tirages numériques peuvent facilement être associés à des formes abstraites : bande jaune, parallélépipède bleu, rectangle et triangles gris, cube jaune, cubicule vert. Ensuite, les cadrages panoramiques, comme ceux qui ont fait la gloire du peintre Jean Paul Lemieux, n’assignent aucune limite ni à l’espace ni à la durée et confèrent aux figures une verticalité (par défaut parfois) qui magnifie et intensifie leur perception immédiate (ipso facto). Enfin, nulle présence humaine ne vient animer des lieux que l’on croirait désertés. Pourtant, les signes d’interventions matérielles et techniques sont omniprésents : quelqu’un a noué les cordes des ballots, quelqu’un a érigé le mur jaune dont on ne distingue qu’un petit pan, quelqu’un a installé les barrières métalliques qui interdisent l’accès à la jetée, quelqu’un a construit le cabanon jaune canari. Voilà ce que psalmodieraient ces constructions si elles le pouvaient. Elles ont laissé la part belle au froid. Il faut bien donner la parole à la neige, non ? Elle n’en abuse pas et s’exprime avec parcimonie. Elle n’offre que des indices. Linda Rutenberg juge qu’il s’agit de traces. Belle façon d’attiser le désir de mieux regarder, de mieux suivre le lent processus de conversion puis d’adhésion à une culture qui ne demande qu’à être partagée. « Car, s’écrie l’artiste, la culture de la Gaspésie, c’est aussi ma culture ! »
Linda Rutenberg peint (car ses photographies sont assimilables à des compositions picturales) la Gaspésie comme personne ne l’a fait avant elle. Et plus personne désormais ne verra les paysages gaspésiens autrement. Même au cœur de l’été.
LINDA RUTENBERG
LA GASPÉSIE : AU BORD DE L’INFINI
Musée de la Gaspésie, Gaspé
Du 6 juin au 9 novembre 2014
Musée acadien du Québec à Bonaventure
Du 21 septembre au 9 novembre 2014
Maison de la culture de Sainte-Anne-des-Monts
Du 10 janvier au 9 mars 2015