Louis-Philippe Côté

Quelques semaines après le début de notre enfermement collectif, quelques mois après l’exposition des tableaux Apocalypses silencieuses1 (2019) :
Gabrielle Desgagné-Duclos – Je ne peux pas m’empêcher de repenser à ta dernière série comme à un message d’avertissement qu’on aurait collectivement échoué à interpréter à temps. Je retourne dans ma tête ce que tu disais l’autre fois sur l’étymologie de l’apocalypse : « l’image qui apparaît », « la révélation ».
Louis-Philippe Côté – Oui. Je fais les choses sans nécessairement savoir pourquoi, mais j’ai souvent l’impression qu’il y a des liens… Ça arrive toujours plus vite qu’on pense. Mais je ne dis pas que j’annonce quoi que ce soit. J’entretiens une fascination certaine pour le pire et le fait que l’humain finit toujours par s’en sortir. Ça explique mon intérêt pour la science-fiction, particulièrement pour la littérature d’anticipation de J.G. Ballard : il y a une certaine stimulation à entendre parler de phénomènes extrêmes.
L’expérience des Apocalypses silencieuses débute dans le noir de la salle. Désorienté, on respire l’humidité contrôlée en attendant que quelque chose arrive. Le noir n’est pas le blanc habituel de la galerie, sa densité vibre de tout ce qui ne se voit pas encore.

Huile sur lin, 203 x 127 cm
Photo : Guy L’Heureux. Courtoisie de l’artiste
Justement, je termine la lecture du roman Annihilation de Jeff Vandermeer, qui est analysé dans l’article de e-flux sur le New Weird dont tu m’as parlé et que tu as lu pendant que tu travaillais sur la série… Comme dans tes toiles, le personnage féminin circule seule dans des paysages paisibles mais menaçants. C’est silencieux et bruyant à la fois. C’est un territoire que ses connaissances scientifiques ne lui permettent pas de comprendre de façon rationnelle, mais qu’elle apprend à connaître par le sensible, à travers sa propre perception.
Pour défendre le titre Apocalypses silencieuses, j’explique souvent que je le perçois comme quelque chose d’intérieur, un ressenti, bien plus qu’une apocalypse réelle.
Oui. C’est une tension existentielle, qui vient du social, mais qui est internalisée.
Devant soi à distance, un halo s’éclaire et fait briller un visage doré dans l’obscurité. À côté, dans un autre cercle incandescent, apparaît la forme d’un crâne en clair-obscur. La lumière est un appel auquel il faut répondre et l’on s’avance tout près de la surface de l’image pour s’assurer que la vision est réelle.
À l’époque où je travaillais sur Schizo-système (2007-2012) et Vidéo-spectre (2013) – [qui parlent de la société de la surveillance et de l’idée possible de l’effondrement du système] –, il me semblait que cette perception exprimait quelque chose qui n’était pas particulièrement présent dans les médias, mais ça a changé après les attentats de Paris et l’élection de Trump. Pour moi, c’est un sentiment d’angoisse qui va et qui vient, et qui risque de revenir… Mais je dirais que c’est quelque chose dont je me suis libéré avec certaines œuvres.

Huile sur lin, 125 x 162 cm
Photo : Guy L’Heureux
La tentation est de comprendre ce qui se devine à la limite du visible tandis que l’entièreté du dyptique demeure cachée. Mais soudain, la lumière s’éteint comme un souffle en aspirant la toile, avant de se rallumer plus loin sur de nouveaux fragments de peintures. Notre perception est manœuvrée par le dispositif d’éclairage. La lumière sur les douze scènes silencieuses, une à une, nous prend à témoin du voyage d’une jeune fille. Quand le noir revient, les couleurs laissent sur la rétine des impressions néon.
Oui, tu disais que ton besoin de confrontation directe par rapport à certains enjeux s’était transformé et que pour les dernières séries, Dérives (2017) et Apocalypses silencieuses, tu t’étais intéressé à l’idée de flottement, de monde en suspens, non ?
J’ai cherché à me couper de toute forme de violence. La lecture d’auteurs japonais et leur attitude radicalement passive devant l’actualité m’a servi de modèle pour opérer ma distanciation. D’un état d’observation extérieur, je suis passé à un état d’observation intérieur. Ça m’a apporté une nouvelle forme, plus paisible, mais qui conserve tout de même une certaine lourdeur.
Quand l’ensemble s’éclaire complètement, les œuvres irradient d’un pays étranger. La nature est remplie de fantômes qui surgissent des repentirs du peintre; paysages psychologiques qui incitent à une méditation existentielle. Les compositions ne sont pas rationnelles, mais elles découlent néanmoins d’une intelligence profonde, fondée sur tout ce qui a été vu avant.
Avant ça, je lisais sur le goulag, l’histoire des chasses à l’homme et sur d’autres phénomènes extrêmes. Mais on commence à ressembler à un « goulag technologique planétaire ». Je ressens une certaine fatigue face au monde technologique et à la violence sociale, politique et médiatique. Je pense à la série WTH TRSH (2017), par exemple. Ce sont des dessins exécutés de façon très rapide qui donnent l’impression d’anticiper un chaos imminent. Pendant cette période, je ressentais une grande peur vis-à-vis de la montée de la droite aux États-Unis et ailleurs, et mon besoin était de faire les choses rapidement, pour aborder de façon très directe la violence et la rage du système.

Graphite, crayon de couleur et stylo sur papier, 27,9 x 17,4 cm
Courtoisie de l’artiste
La jeune fille des tableaux avance, blanche et nue, baignée dans des ténèbres végétales. Autour d’elle, la forêt résonne de son silence oppressant. La noirceur qui l’enveloppe est une densité colorée, quasi fluorescente, qui cache bien d’autres présences que la sienne. Des spectres de vies multiples l’environnent : le peintre l’a enfermée dans un enchevêtrement organique. La matière picturale est brillante ici, là mate, lumineuse, ombreuse, transparente, opaque; perceptible mais inexplicable. Arbres, bras, tiges et jambes.
Quel est ton état d’esprit présentement ? Arrives-tu à travailler ?
En ce moment, je cherche des pistes sur ce que je vais continuer à faire – si je continue, parce qu’il y a toujours un moment où j’évalue la possibilité de tout arrêter. Je prépare des surfaces, c’est une forme de méditation. Je cherche des livres, des signes, des phénomènes extrêmes qui seraient passés un peu inaperçus dans les médias mais qui annonceraient quelque chose de majeur…
Tu cherches à avoir une vision ?
Oui, c’est vraiment ça. Je suis aux aguets et j’essaie de comprendre ce qui se passe. D’ailleurs, c’est trop bizarre parce qu’avant que tout ça arrive, je me préparais à faire quelque chose…
Oui ? Je trouve intéressant de parler du projet que tu ne feras pas.
En fait, j’allais faire des intérieurs. Mais maintenant, ça ne m’apparaît plus possible, alors je cherche autre chose.
Complexe, l’espace des tableaux est un grand chaos qui repousse celui qui regarde à la surface puis l’attire en profondeur. La jeune fille fait face à un mystère ambivalent, à la fois protégée dans un sanctuaire où le monde n’entre pas, craintive mais à l’écoute de ce qui pourrait surgir.