Louis-Pierre Bougie. Portrait de l’artiste en héros
Les dessins, les gravures, les peintures de Louis-Pierre Bougie vous emmènent là où ne peuvent aller ni la science, ni la philosophie. Au-delà de la poésie du verbe, ses œuvres vous donnent accès à une connaissance que seul l’art permet d’atteindre. Elles proposent des vérités qui se rapportent à la condition humaine telle que l’appréhende l’artiste entre le sentiment d’être et de n’être pas, entre l’exaltation de vivre et la sensation tragique d’exister.
Il faut d’abord apprendre à apprivoiser les lieux et les personnages qui occupent les espaces qu’ouvre, qu’entrouvre, que circonscrit, que suggère Louis-Pierre Bougie. Ils vous semblent insolites, mal définis, étranges, n’appartenir à aucun endroit reconnaissable. D’ailleurs, l’artiste ne vous invite même pas à y entrer. C’est à vous de choisir. Vous pouvez laisser glisser votre regard et esquiver le choc. Ou bien vous pouvez vous risquer à laisser vos yeux scruter des murs où l’artiste a aménagé des auréoles et des niches, superposé des plans et des plâtrages, mais aussi dégagé de vastes ouvertures. Tantôt il emprisonne et éclaire ses acteurs, tantôt il les affranchit d’obscures entraves ; vous les observerez dans des poses toujours dramatiques. Car les silhouettes sont saisies en pleine action. Elles monologuent ou dialoguent ; elles prient ou protestent ; elles déclament une tirade ou admirent le reflet de leur image que renvoie, comme un écho à leur voix, la paroi qui joue le rôle d’un miroir. Mais dans un immuable silence (L’écho, 2009).
Le théâtre de Louis-Pierre Bougie est muet. Le spectacle qu’il offre est celui de pantomimes. Louis-Pierre Bougie dessine, grave, peint et fait surgir de son crayon, de son burin ou de son pinceau des moments d’une histoire dont il vous revient d’imaginer le commencement et la suite. Car ses œuvres n’ont pas de fin ; problématique, la fin est laissée à votre discrétion.
Louis-Pierre Bougie dessine, grave, peint et fait surgir de son crayon, de son burin ou de son pinceau des moments d’une histoire dont il vous revient d’imaginer le commencement et la suite.
Semblable, dissemblable
Œuvres faussement inachevées, elles appellent un prolongement et se poursuivent d’un espace pictural à l’autre. Ainsi n’est-ce pas fortuit qu’à l’instar de certaines compositions musicales, elles se présentent comme des suites : Suite bleue (1996), Suite finlandaise (2004), Suite montréalaise (2009), Horizon (2010). Comme au théâtre, elles pourraient être assimilées à une succession de tableaux où les protagonistes de comédie ou de tragédie vous adressent en aparté des confidences sur ce qu’ils pensent, ce qui les tourmente, ce qu’ils comptent faire, ce qu’ils perçoivent de leur situation. Les personnages de Louis-Pierre Bougie font de même : l’artiste suggère les idées qui les hantent, il étale les désirs qui les taraudent, il brosse leurs difficultés à dire leur mal de vivre, il effleure leurs faiblesses, il surligne leurs culpabilités, il noircit leurs jalousies, il éclaircit leurs crimes…
Le sujet au centre de ce qu’il grave, dessine et peint, c’est lui, l’artiste, l’être humain qu’inlassablement il reproduit sur des feuilles, des toiles, des panneaux de bois ou de métal (Chambre de bonne, rue Saint-Maur, 2004). Mais le vrai sujet, c’est vous. Il n’est évidemment pas nécessaire qu’il soit ressemblant. C’est pourquoi, pas plus que vous ne débusquerez les traits sous lesquels l’artiste serait reconnaissable comme dans une photographie, par exemple, vous ne vous reconnaîtrez vous-même. L’artiste a pris le parti de se dessiner ou de se peindre à partir de modèles qui viennent poser dans son atelier. Il campe donc un personnage qui, tout en étant lui-même (au moins symboliquement), est un autre, son semblable. Certes semblable, mais différent : dissemblable.
Louis-Pierre Bougie se peint homme dans tous ses états : masculin, féminin, sexué, asexué comme un ange. Il se peint et peint ses personnages aux prises avec les séismes de la vie quotidienne : la soif, la faim, la colère, les blessures morales et physiques, la solitude, la dépression, l’impatience, la peur… Il va plus loin en plaçant ses protagonistes en conflit avec les forces de la gravité terrestre dont ils triomphent parfois (L’apesanteur, 2009) ou bien en lutte contre l’oppression vengeresse d’une nature végétale verte d’où les humains tireraient leur origine et dont ils se seraient séparés (Tableau vert, 2012 ; Racines, 2010). Fantasques illusions ? Folles mythologies ? L’artiste a le courage de mettre en scène les parts obscures de la condition humaine sans laquelle la lumière ne serait qu’un éblouissement aveuglant et menteur. Il dépeint la noblesse de l’homme portant secours à son prochain (Le trou vert, 2012) tout comme la tyrannie de l’appétit sexuel insatisfait. La plupart du temps, il y parvient en proposant des images où apparaît son double sous la forme d’une silhouette ombrée ou noire (Une vérité incertaine, 2005). Il serait possible de l’interpréter comme sa conscience ou sa mauvaise conscience.
Vous avez compris que les images et les propos de Louis-Pierre Bougie ne sont pas des abstractions (même si l’artiste recourt parfois à des formes abstraites). Ce ne sont pas des figures de l’esprit. Au contraire, elles sont ancrées dans une matérialité de chair, d’ongles, de cheveux, de doigts tordus, de sang, de glaise, de nuages lourds, de détritus. À ces pesanteurs, l’artiste oppose la grâce et la légèreté des nuages blancs qui enrobent ses personnages auxquels parfois il accole des ailes (L’ange rouge, 1990). Il adoucit et allège aussi les scènes qu’il déploie en les plaçant sur un fond bistre ou bleuté.
Vérités et vérités contraires
Le langage qui soutient le travail de Louis-Pierre Bougie est intelligible. Voilà sa grande force. Mais attention : réduire les œuvres de Louis-Pierre Bougie à des interactions (aussi dynamiques soient-elles) de formes abstraites et figuratives serait s’exposer à rater l’essentiel et se cantonner au premier degré de ses images. Or, elles explorent les chemins de la liberté quand la liberté se fait libération. Regardez combien et comment les personnages quels qu’ils soient (homme, homme-plante, homme-femme, ange) se désolidarisent des contraintes communes et marchent au fond de l’eau, flottent dans des espaces aériens, changent de peau, se dédoublent. Chez Louis-Pierre Bougie, ces phénomènes ne relèvent jamais des imageries convenues de la science-fiction. En les observant, vous ne vous demandez pas si ces situations sont réalistes ou irréalistes – elles seraient d’ordre surréaliste sans doute, mais ce n’est pas très important. Vous vous efforcez plutôt d’apprivoiser l’espace où vous pénétrez pour en tirer le plus de connaissances possible, en l’occurrence celles qu’offrirait la lucidité d’un rêveur éveillé. Progressivement, les lieux qui vous paraissaient étranges ou étrangers vous deviennent familiers, et vous voici plongé dans des époques où le présent se substitue à lui-même perpétuellement. Utopies ? Achronies ? Il n’y a rien de magique dans cette logique de l’art dont le principal souci est d’appréhender une ou plusieurs vérités.
Car c’est bien de vérités qu’il s’agit dans les suites d’images qu’établit jour après jour au fil des années – près d’un demi-siècle tout de même – Louis-Pierre Bougie dans son atelier. Vérités ? Oui, mais aussi l’envers des vérités : contre-vérités, demi-vérités, vérités trompeuses, mensonges, vérités contraires. Faces et profils : défilent pour vous des images dont les propos se donnent pour vrais avec leur cortège de laideurs, d’effrois, de beautés, d’ennuis… Avec leur fond de passions : jalousie, rancunes, amours, haines, charités, maladresses, trahisons, hypocrisies, bassesses, générosités… Avec leurs dualités : nuit/jour, lumière/ombre, candeur/ ironie, franchises/politesses… Avec leurs demi-teintes : pénombre et contre jour, tons verdâtres et bleus passés, grisailles et blancs cassés…
Fusain, pierre noire, crayon à mine de plomb, pointe sur plaque, pinceaux : le trait marque les commencements. La pensée accompagne d’abord le dessin. Elle se propage avec la peinture. Mais elle tire sa permanence, son intensité et ses effets du collage. Il n’y a pas vraiment de page blanche devant laquelle s’installe l’artiste. Il y a plutôt quelque chose d’antérieur, une sorte de commencement avant le commencement : une esquisse sur une feuille de papier, un personnage « récupéré » d’une gravure précédente ; traînent aussi sur le comptoir de travail ou accrochés au mur de l’atelier un bras, un pied, la moitié d’un torse, une ou plusieurs têtes, tirés de travaux passés et qui n’ont pas servi. Ces matériaux suffisent à déclencher le mouvement à l’origine de formes nouvelles semblables/ dissemblables, démultipliées, mutilées, reconstituées. Ils s’inscrivent comme les signes d’une écriture qui comblent le néant ou le vide qui toujours accueille l’autoportrait de l’artiste, son double ou/et l’autre, qu’il soit rival ou frère ou femme, avec qui se fondre. Fusion amoureuse : Louis-Pierre Bougie donne corps à cet idéal.
Suites et fin
Certes, Louis-Pierre Bougie anime des suites ou des séquences de gravures, de dessins, de peintures qui se distinguent selon les périodes de sa vie (ses rencontres, ses voyages), mais sur lesquelles il revient et qu’il enrichit à intervalles plus ou moins réguliers. Il est donc difficile de marquer ses productions selon un découpage chronologique, voire thématique, précis. Mais si chaque œuvre est autonome bien qu’elle en appelle sans cesse d’autres, l’artiste n’en demeure pas moins préoccupé par le moment où il n’y aura plus de suite. Il évoque le danger de la folie (Tête envolée, 2005). Il nargue même la mort. Il ne cesse de dénoncer la douleur, la perte qui sont perceptibles dans les visages ombrés, le regard vide, l’air ahuri et les gestes désespérés de beaucoup de ces personnages qu’il montre prostrés, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains (Chambre de bonne, rue Saint-Maur, 2004) ou bien assis en tailleur dans la posture d’un scribe égyptien. Ils profèrent des cris muets, ils hurlent leur angoisse en plein ciel ou murmurent leur malaise de vivre entre les murs gris ou bleus (jamais parfaitement bleus) d’une pièce close. Louis-Pierre Bougie peint la vérité du dur désir de durer que chantent ou clament des images de clartés et d’énigmes qui parlent et ne parlent pas. Elles charrient des sens multiples et signent un triomphe d’autant plus grand et beau qu’il est inutile.
LOUIS-PIERRE BOUGIE : UN TRAIT… UNE ŒUVRE
1700 La Poste, Montréal
Du 23 octobre 2013 au 25 janvier 2014