Louise Bourgeois
La sculpture en haute intensité
Le Musée des beaux-arts du Canada rend hommage à Louise Bourgeois, décédée en mai 2010 à l’âge de 98 ans.
« On ne peut arrêter le présent. Chaque jour, il faut apprendre à abandonner son passé. Et l’accepter. Et si on ne peut l’accepter, il faut faire de la sculpture. Si on se refuse à abandonner le passé, alors il faut le recréer », écrit Louise Bourgeois.
Louise Bourgeois se disait une femme française, mais une artiste américaine. Elle est notamment l’auteure de Maman, l’omniprésente araignée en bronze qui accueille les visiteurs sur le parvis du musée d’Ottawa. Suivant le fil des créations de cette artiste dont la mère était restauratrice en tapisserie et le père collectionneur de statues, l’exposition nous guide à travers l’écheveau de ses productions.
Ici, pas de séparation entre la vie personnelle de l’artiste et son art. Souvenirs et réminiscences de l’enfance sont la matrice de son travail. Durant près de soixante ans, Louise Bourgeois n’a cessé de tisser des liens entre réalités intérieure et extérieure. Jusqu’à la fin des années 1970, cette attitude apparaissait suspecte tandis que le formalisme triomphait. Louise Bourgeois occupe alors une position marginale sur la scène de l’art de New York. Sa participation à l’exposition Eccentric Abstraction en 1966 aux côtés de Bruce Nauman et d’Eva Hesse la dédouane de l’allusion au surréalisme auparavant la plus souvent avancée à son propos. Ce n’est pourtant qu’en 1982, avec sa première rétrospective au MoMA, qu’elle devient une référence pour les jeunes artistes. En 1993, Louise Bourgeois représente les États-Unis à la Biennale de Venise avec quatre de ses sculptures grand format, Cells, les cellules. À partir des années 2000, de grandes rétrospectives au Guggenheim, à la Tate et à Beaubourg entérinent une reconnaissance tardive du monde de l’art.
Plusieurs des œuvres de l’exposition font partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada. Ici, l’accrochage fait dialoguer avec complicité des groupements d’œuvres axées sur le corps et datant surtout des débuts de l’artiste et des années 2000. Le visiteur est ainsi à même de mieux comprendre comment Louise Bourgeois renouvelle son souffle dans son œuvre tardive, bien servie en cela par une longévité étonnante. Mais comme il n’y a que peu d’autres pièces entre ces pôles, on saisit mal la chronologie d’un parcours qui n’a pourtant rien de figé ni de répétitif.
La première salle s’inspire de la première exposition solo de Louise Bourgeois organisée en 1949 à la Peridot Gallery, à New York. Intitulées Personnages, 18 figures totémiques sont disséminées à travers la salle. Ces Personnages tiennent au sol sans socle, dans un équilibre précaire. Tous différents, ils ont été érigés à la mémoire d’êtres chers – famille et amis –, perdus après que l’artiste eut immigré à New York en 1938 en compagnie de son époux, l’historien de l’art et de la sculpture Robert Goldwater. Le vécu affleure. Une anxiété s’exprime à travers ces figures. Celle, selon l’artiste, d’être à la fois jeune mère, épouse, artiste. « Les monolithes sont raides comme de la glace. C’est la raideur de quelqu’un qui a peur comme on dit. Il est glacé de peur. Immobilisé par la peur ! Figé ! Toute une époque. »
Dans les années 1950, Louise Bourgeois introduit peu à peu une « souplesse » dans son travail. « Il y a une espèce d’adoucissement qui venait de la douceur de mes enfants et de mon mari… J’ai eu l’audace de regarder autour de moi, de m’adoucir. Ne pas être nerveuse, ne pas être aussi tendue. » Forêt (Night Garden) (1953) rassemble un amas de morceaux de bois arrondis, groupés sur une base unique. Les éléments autobiographiques sautent aux yeux. Certaines structures empruntent leur forme aux navettes de l’atelier de tissage de sa mère où, enfant, l’artiste passait son temps. Dans cette deuxième salle, des dessins à l’encre de la fin des années 1940 et des années 1950 se rapprochent des fils tendus de la lisse.
La dernière salle rassemble deux séries de gouaches sur papier aux traits brossés en rouge sur fond blanc, Le couple (2007) et La famille (2008). Dans la même salle, intitulée Échos, la réunion d’un ensemble de bronzes peints en blanc, aux fortes qualités anthropomorphes, fait éprouver cette tension entre l’individu isolé et la conscience du groupe, l’un des leitmotivs de l’art de Louise Bourgeois. Là encore transparaissent les thèmes de la mémoire, de la présence, mais aussi de la vulnérabilité. Ces sculptures ont été coulées à partir de l’empreinte des vêtements de l’artiste. On ressent une forte impression d’intimité, tant ces vêtements conservent une trace.
Gigantesque, Cellule La dernière montée (2008) est la dernière sculpture d’une série réalisée sur ce thème au cours des trois dernières décennies. Cette sculpture se compose d’un escalier en spirale entouré d’un grillage. Installée dans un immense atrium ouvert, l’œuvre se voit bien de haut, mais ce lieu de circulation permet mal à la densité expressive de cette sculpture de s’exprimer. Il est vrai cependant que de « caser » une œuvre d’une telle dimension tient de la gageure. Évoquant une prison grillagée, un habitacle est encombré d’objets témoignant de la vie quotidienne de l’artiste. L’escalier en colimaçon est celui de l’atelier de Brooklyn, où Louise Bourgeois est venue travailler durant des années. Des fils quasi invisibles et des sphères bleues translucides jalonnent cette « montée ». Une forme en goutte d’eau représente l’artiste. Créée peu de temps avant sa mort, cette œuvre tient de l’exorcisme. Cette cage de métal donne une impression d’enfermement. L’obsession, la claustrophobie voisinent avec des suggestions d’ouverture et de passage. La sculpture est liée à la conscience fugitive du temps qui s’échappe, celui d’une vie ? « Le temps, écrit Louise Bourgeois. Le temps passe, le temps se fait oublier, le temps sépare. Qu’est-ce que le temps impose : poussière et désintégration ? Mes souvenirs m’aident à vivre le présent et je veux les conserver. Je suis prisonnière de mes émotions. Tu dois raconter ton histoire et tu dois l’oublier. »
Avec cette Cellule en finale du parcours de l’exposition, il n’est pas sûr que le spectateur, une fois entré dans cet univers où l’angoisse est palpable, en ressorte indemne !