Luc Bergeron. L’absence, l’absent
L’exposition de Luc Bergeron au Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul invite le visiteur à pénétrer dans l’environnement intime de l’artiste, celui de l’atelier et de la chambre à coucher. Érigées dans la salle adjacente à la salle principale, les deux pièces sont parsemées d’objets qui évoquent à la fois l’histoire de l’art, différentes disciplines artistiques, mais aussi les images qui nourrissent l’imaginaire de l’artiste. L’atmosphère de ce décor conduit le visiteur à comprendre le cheminement intellectuel de l’artiste et ce qui conditionne la création artistique. Mais l’installation est-elle une simple illustration du processus créatif ou bien, de par son agencement, une œuvre en soi ?
Aux murs préexistants du musée, Luc Bergeron a ajouté pour son installation un faux plancher de bois ainsi que des cloisons qu’il a lui-même construites afin de séparer l’atelier de la chambre. Constitué d’éléments réels et de pastiches, l’ensemble architectural rassemble une multitude d’objets, d’images ou d’œuvres en devenir. Notamment, des tréteaux où reposent d’innombrables maquettes et croquis, des photographies de fenêtres prises dans l’atelier même de l’artiste, un escalier constitué de tablettes sur lesquelles l’on n’oserait s’aventurer. Dans la chambre, le visiteur découvre la représentation d’une fenêtre, composée de superposition de toiles percées évoquant la vue d’un paysage forestier. La lumière provient de la lumière du jour ou bien, la nuit, d’un éclairage artificiel. Le vrai et le factice alternent et se confondent. Ainsi, l’installation n’est pas la reproduction d’un espace de vie, mais la construction d’un lieu inventé et autonome. Par l’entrelacs des signifiants et des éléments fictionnels, des formes abstraites et figuratives, l’atelier et la chambre se vident de leur matérialité. La préoccupation de l’artiste, liée à cette distanciation du réel, est d’ailleurs soulignée par la présence de nombreuses maquettes, photographies, dessins et peintures qui ont un rapport avec l’architecture. Autant de déclinaisons possibles offertes par l’artiste pour aborder l’artifice de son installation.
Au moyen de ces procédés plastiques, Luc Bergeron fait de l’exposition un sujet d’interrogations sur les conditions d’émergence de l’art : comment l’œuvre est-elle conçue par l’artiste ? Par quels techniques et outils est-elle mise en forme ? Les deux espaces de vie évoqués sont les lieux à la fois matériels et symboliques nécessaires et complémentaires à la gestation et à la création d’une œuvre d’art. La chambre représente, en effet, le lieu par excellence de la rêverie, voire de l’imagination vagabonde, tandis que l’atelier se définit comme un laboratoire, le lieu où sont mis en forme des concepts. Ces deux éléments de l’installation contiennent un lot d’objets distincts qui constituent des indices du processus créatif d’une œuvre. L’atelier, dans lequel entre en premier le visiteur, offre de nombreux éléments évoquant la diversité des savoir-faire artistiques, ainsi que certaines références à l’histoire de l’art. Par exemple, des papiers découpés, des estampes et des photographies évoquent les tableaux impressionnistes français, comme ceux de Degas et de Millet, ainsi que les tableaux de la Renaissance italienne, comme l’Annonciation de Fra Angelico, ou encore les toiles de Toulouse-Lautrec. Tel un scientifique qui, dans son laboratoire, consulte les découvertes de ses prédécesseurs, Luc Bergeron associe le travail de l’artiste à celui des maîtres anciens. Ces archives visuelles habitent l’espace comme elles habitent l’imaginaire du créateur. En outre, les formes de ces figures issues de l’histoire de l’art côtoient des formes géométriques, qui évoquent la rigueur avec laquelle l’artiste aborde les problèmes formels qu’il se doit de résoudre.
En retrait, la chambre à coucher vient démentir l’équilibre associé au caractère rationnel et méthodique de la création que prétend affirmer l’espace dévolu à l’atelier. L’intimité que confère la petitesse du lieu semble une invitation de l’artiste à pénétrer dans les soubassements de son imaginaire. Les thèmes abordés par le truchement des objets et des images qui y sont disposés (la rêverie, l’enfance, l’angoisse, le mystère) dévoilent la part d’irrationalité de l’acte créateur. Voilà ce dont témoigne, posé sur le lit, le recueil de photographies de guerre sur lesquelles Luc Bergeron a apposé des touches de peinture ; près de la fenêtre, la figure d’une jeune fille prend valeur d’icône tandis que les dessins surplombant le lit se donnent comme un univers onirique. Le mobilier – le lit est un simple lit de camp – et la part d’incertitude qui s’immisce dans les images confèrent à l’ensemble de l’installation une fragilité qui trahit la sensibilité de l’artiste.
Ainsi, Luc Bergeron procède par accumulation pour exprimer chaque facette de son travail, chaque étape – entre rêverie et méthode – menant à la création d’une œuvre. L’espace de la salle du musée est d’ailleurs pleinement occupé, et ce, jusqu’au plafond où sont installées des photographies. L’escalier dirige le regard vers elles, en obligeant le visiteur à lever les yeux. Cet appel vers ce qui est plus haut, qui est inaccessible, fait écho aux aspirations artistiques. L’art tend, en effet, à dire l’indicible, à pointer du doigt ce qui a été soustrait. Si, dans cette exposition, la présence de chaque élément est importante, la part accordée à ce que l’artiste a délibérément caché ou éliminé l’est tout autant. La technique du découpage dans les dessins accrochés aux murs illustre cette intention, puisque c’est l’image absente qui attire le plus le regard. Il en va de même quant à l’absence d’œuvre achevée parmi l’amoncellement d’objets qui paradoxalement justifient tout le processus de sa création.
Or, c’est justement par ce fait même – l’absence, le vide, le manque – que l’installation dans son ensemble répond aux critères d’une œuvre d’art. La conceptualisation de l’univers de l’artiste, de sa pensée et de son cheminement aboutit à la création d’une œuvre en soi. Dans son livre Conceptual Art 1, Ursula Meyer écrit : « L’art n’est pas dans l’objet, mais dans la conception de l’art de l’artiste, à laquelle les objets sont subordonnés ». Par la rencontre entre art et recherche théorique sur l’art, mais aussi par la rencontre entre réel et onirique, entre ordre et désordre, images figuratives et abstraites, présence et absence, l’installation de Luc Bergeron offre une œuvre riche de sens. Par-delà la réflexion portée sur ce qui permet à l’art d’advenir, l’atmosphère nourrie de ces ambivalences propose au visiteur une expérience esthétique énigmatique au plus près de celle vécue par l’artiste.
LUC BERGERON ESPACES : DYNAMIQUES DU FAIRE, ALCHIMIES DES IDÉES
Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul Du 2 novembre 2013 au 23 mars 2014