Peintre d’origine haïtienne, Manuel Mathieu s’est installé à Montréal il y a une dizaine d’années. Après des études à l’UQAM, il a complété en 2016 une maîtrise à la Goldsmiths University of London. Depuis, il a présenté son travail au Québec, notamment au Musée des beaux-arts de Montréal et à la Galerie de l’UQAM, ainsi qu’un peu partout dans le monde : Belgique, Chine, États-Unis, Angleterre, Martinique… Nous l’avons rencontré quelques mois avant son départ pour Stuttgart, où il sera en résidence durant plusieurs mois.

Charles Guilbert  Tes œuvres se situent précisément à la frontière de la figuration et de l’abstraction. Pourquoi ce choix ?

Manuel Mathieu – C’est une façon pour moi de garder l’attention du spectateur. On a tendance à se rapprocher de ce qu’on ne peut définir et à s’y attarder. Dans mes tableaux, on peut reconnaître un œil, un visage ou un corps qui dit « me voilà ». Et soudain, tout disparaît.

En effet, le corps, dans tes tableaux, semble éclater ou se perdre dans un maelstrom.

Je me pose souvent la question de la limite entre le corps (ce qu’on définit comme le corps) et le contexte où il se trouve. Lorsque je circule dans l’espace, mentalement, je ne sens pas une séparation nette entre le monde et moi. Cette indistinction me permet d’avoir une relation aux personnes ou aux objets qui dépasse mon corps. Dans cet espace indéfini, je peux imaginer des choses, créer des extensions, étirer le corps, l’effacer ou l’accentuer. Quand je peins, je pense inconsciemment à ce genre de chose : à mon corps, à mon rapport à l’espace. Et je parviens à entrer dans ces lieux qui créent de la liberté.

La façon dont tu décris ton processus de création renvoie à des idées philosophiques, à l’immanence, par exemple, ou à la phénoménologie.

Je passe beaucoup de temps seul à essayer de comprendre, à travers la création, ce qu’on appelle la réalité, la place que j’occupe dans le monde et ce qui arrive quand on essaie de transformer la matière en quelque chose de spirituel, de possédé. J’en arrive forcément à quelque chose de philosophique.

Je vois, par moments, dans ta peinture, quel­que chose d’inquiétant, de presque monstrueux.

Certaines des couleurs que j’utilise renvoient à l’intérieur du corps. Ma perspective, c’est qu’en entrant dans un espace mental pour rendre le corps élastique, je tombe dans sa fragilité. Je pense qu’on a tous un spectre de façons d’être présent au monde. À travers la peinture, je me pose des questions sur ma présence. Ce n’est pas une présence absolue. C’est une présence complexe. Elle parle de monstruosité, de bonheur, de beauté, de mon humanité et de ses faiblesses, de tout ça.

À travers la peinture, je me pose des questions sur ma présence. Ce n’est pas une présence absolue. C’est une présence complexe. Elle parle de monstruosité, de bonheur, de beauté, de mon humanité et de ses faiblesses, de tout ça.

Il est vrai qu’on trouve dans tes œuvres un souci d’élégance.

C’est sans doute ce qui attire le spectateur. Je prends ses yeux, puis je prends son corps, puis je prends son âme. Quand il est tout près, il comprend que le tableau, tout en le séduisant, le bouscule. Ça, ça parle de mon expérience. Comme j’ai grandi en Haïti, j’ai été confronté très jeune à des choses difficiles, comme la pauvreté, l’insécurité et l’instabilité politique. J’étais dans la classe moyenne et je me demandais : « Pourquoi y a-t-il des gens qui vivent comme ça ? Pourquoi ce n’est pas moi ? » Quand on est jeune et qu’on est exposé à ça, on n’a pas de réponse. En fait, il n’y a pas de réponse. Et cette ambiguïté, avec toutes les couches qu’elle suppose, a trouvé sa voie dans mon travail.

Tes racines haïtiennes sont importantes pour toi.

Ça va sembler un peu ésotérique ce que je vais dire, mais je crois qu’il y a une raison pour laquelle les gens naissent où ils naissent. Je pense qu’au minimum, on doit connaître les valeurs spirituelles qui imprègnent le lieu où l’on a grandi. Il faut savoir comment le christianisme et le vaudou sont arrivés en Haïti. Cette histoire, c’est aussi la mienne. Certains des plus grands peintres haïtiens étaient des hougans. Je m’intéresse à leur façon d’utiliser des symboles ou d’imaginer la transformation d’humains en animaux, par exemple. Leur manière de voir le monde enrichit ma façon d’envisager la création.

Je vois que des images de toutes sortes tapissent les murs de ton atelier.

C’est avant tout la composition de ces images qui m’intéresse. Il m’arrive de tracer cette composition sur la toile, comme point de départ. Mais ensuite, je peux bifurquer tout à fait. J’aime, par exemple, cette photo d’une femme assise par terre; on voit ses jambes, mais tout le haut de son corps se perd dans l’obscurité. Chacun complète l’information dans sa tête : on se dit que la tête doit être là… Le peintre peut casser cette expectative. Le spectateur se dit alors : ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Il entre ainsi dans un nouvel univers. Voilà, selon moi, ce qu’est le langage d’un artiste. C’est d’arriver à trouver des raccourcis pour dire des choses. Dans la culture haïtienne, ces raccourcis diffèrent de ceux de la culture européenne ou américaine.

Study 1 (2019)
182,88 x 152,4 cm
Photo : Ian Reeves

Je vois que tes toiles en préparation sont couvertes de fragments de partitions.

Dans cette nouvelle série d’œuvres, je cherche à créer des compositions à partir de notes, mais qui produiront du sens en dehors du système musical. À travers ces signes horizontaux et verticaux qui se recoupent, je tombe forcément sur Mondrian, Eva Hesse, Sol LeWitt ou McArthur Binion, tout un héritage de l’histoire de l’art. Mais je pointe vers quelque chose d’autre. Mon but, c’est de laisser l’œuvre développer sa propre intelligence sans que j’y plaque mes connaissances. Jusqu’à un certain point, c’est l’œuvre qui finit par m’informer. Je découvre alors toutes sortes de choses. On ne peut rien découvrir avec des outils qu’on maîtrise déjà. Les œuvres les plus percutantes sont celles qui nous dépassent.

Tu quitteras ce bel atelier du Mile-Ex, et Montréal aussi, dans quelques mois…

En effet. Je compte profiter de ma résidence en Allemagne pour trouver un endroit où m’installer en Europe. Mais d’ici mon départ, je veux profiter de l’atelier et de mes contacts ici, à Montréal, pour expérimenter à fond. Je travaillerai entre autres à un projet de sculpture qui s’inspire à la fois des dessins de Claude Parent, qu’on appelle l’architecte de l’oblique, et des images de la nature du photographe allemand Karl Blossfeldt. J’aime m’inscrire dans une lignée, mais en même temps je cherche une transformation. On peut faire de beaux châteaux dans son carré de sable, mais on ignore alors ce qui se passe à l’extérieur. Plus on est en contrôle, plus on se répète. Pour moi, explorer l’ailleurs, c’est essentiel.