Marie Surprenant
L’instant du vertige de l’équilibre
Marie Surprenant est née en 1949 dans l’Histoire de la peinture et du Refus global. Sa mère est la femme du Portrait de madame Gagnon de Borduas. Son père est Maurice Gagnon, collectionneur et historien de l’art. Son frère aîné sera François-Marc Gagnon, historien d’art. Pourtant, bien moins que la famille, c’est, à 5 ans, « l’impossibilité de la perspective » dans « Coin de table » de Bonnard qui constituera le choc initial, qui imprimera la poussée qui fera basculer les places désignées. Marie renverse alors cet impossible de la perspective qui l’assignerait à la place passive de la petite chaise éperdue du « Coin de table » et s’engage dans la nécessité de son œuvre.
« Nous sommes chacun le plus formidable site archéologique qu’on puisse imaginer », écrit Marie en 2001. L’entière production de 1981 à 1996 en témoigne. Des premières huiles du Corps ardent, des Hôtes inconnus aux Entresorts et au Ruban d’images, les mémoires affluent dans la main nue du peintre. Du rougeoiement des métaux en fusion dans la fournaise tellurique, les vivants émergent dans la dramaturgie du temps et de l’éros, à la fois aveuglés et voyants, tâtonnants et déjà religieux, triomphants, enflés, égratignés, grotesques et dansants. Ces mémoires archaïques qui rongent et creusent les huiles de Marie, qui tracent leur route d’eau, d’air et de sel à travers les métissages mythologiques, aboutissent à cet événement stupéfiant de la rencontre au sommet des deux Maîtres alchimistes, conversant dans la lumière blanche cadrée par les angles droits de la raison. C’est L’Effroi. C’est le tremblement des chamanes qui entrevoient sans voir la limite vibrante entre le visible et l’invisible, là où les cadres des langages sont saisis du tremblement de l’« impossible perspective » du vide. C’est le tremblement du visage absent de Dieu avant la Transfiguration, le tremblement de cœur des alchimistes avant l’échec de la transmutation.
« On ne développe pas de passion pour abstraire à moins d’avoir éprouvé que l’abstraction accroît à l’infini le sentiment de la dramaturgie du réel », écrit André Surprenant, l’amoureux de Marie, dans un petit livre consacré au passage du figuratif au non-figuratif à partir de la toile Vénus qu’on peut lire en version PDF à partir du site de Marie (www.mariesurprenant.com).
Marie quitte alors l’archéologie du désir et entre dans la série de Pictures of Nothing, soixante huiles sur papier où elle répond avec une maîtrise silencieuse aux accidents et aux hasards des couleurs tels qu’ils surviennent, tels qu’ils se passent sur le fil ténu de l’instant, amorçant et désamorçant le vide. Ce sont ses gestes à elle qui fusionnent aux événements qui se produisent entre le support et l’huile et s’y soumettent. Ce qui est ôté, ce qui abstrait, c’est cet état de l’être que le langage avait divisé. Les cadres du langage, on les rencontre ici et là, pendus flottant à aucune branche. La pensée qui était en morceaux après ces séismes qu’avait représenté pour le vivant le découpage de son cosmos par le langage, lentement se désamorcelle, récupère et peut trouver son appui dans le centre du vide qu’elle atteint et qui ne la vide pas de vie. Tout le contraire. Qui lui donne la capacité de rebondissement, de recommencement, de « chérissement ».
« Le regard passe à travers nous », écrit Marie au sujet de Pictures of nothing. Je pense qu’il passe à travers nous comme les neutrinos. Nous sommes faits de la matière lumineuse qui est à la fois matière fossile et fossile soudain décrypté et grouillant au pied des grands glaciers lumineux.
Chez Marie, il n’y a ni opposition, ni dilemme, ni posture entre figuratif et non-figuratif. Elle ne peint pas dans ces tracasseries. Peindre est toujours transport de la perception fulgurante de l’appartenance du vivant au microcosme et au cosmos au sein de cette immortalité qu’est toute vie, même la plus humble. C’est ce que Marie propose, me semble-t-il, lorsqu’elle écrit que la peinture est naturellement philosophique. La peinture est ce qui réfléchit la pensée sans la faire fléchir, ce qui rapproche la pensée du premier trait à partir duquel la pensée inscrit sa présence au monde. La peinture veut qu’on s’oriente dans sa propre illusion sans la désillusionner, dans le mirage sans devenir fou de rage, veut qu’on « chérisse », c’est le mot de Marie, l’humus et l’abîme et la bave, le sang, les excréments et les déjections, comme ce qui fait, comme ce qui agit le vivant de nous. Et Marie organise une formidable manifestation de cet amour du vivant.
Est-ce que Marie conviendrait aujourd’hui qu’elle a toujours recherché l’instant du vertige de l’équilibre, l’instant du « ça tient tout seul », cette joie debout dans la « dramaturgie » de chaque être vivant, soit-il rampant, soit-il amputé d’ailes, et il arrive que l’un d’eux n’ait pour sol que son ombre.
Je trouve difficile de reprendre œil dans la langue comme on dit reprendre pied sur terre pour parler de l’œuvre de Marie Surprenant. Le langage qui commettrait la faute de se poser en rival de cette œuvre et de tenter d’en évider l’évidence, j’ai cherché et je cherche à l’éviter. Il m’est arrivé de faire appel aux titres des œuvres comme à des phares ou comme à des protocoles spirituels du désir : L’enseignement du bouvier, L’initié accroupi sauteur, Le peseur d’âme… tant d’autres. L’œil est nu quand il se glisse, lui, l’œil, lampe d’une main aveugle qui frôle et tâtonne à la recherche de passages entre les trames de l’air, de l’eau, du feu et du sang, œil, main armée de couleur qui plonge et se glisse, qui s’érafle à son propre élan, se reprend et s’élance à nouveau, hésite et se comble de son désir d’atteindre l’état originaire de la vision, cette joie, cette douleur, ce fracas, « ce chérissement », Marie, si l’œil est nu, la toile aussi.