Les œuvres de Maryse Goudreau sont hybrides. Créées à partir d’images photographiques, de vidéos et d’archives, elles prennent aussi la forme d’un art participatif. Ce qu’elle nomme une « histoire sociale du béluga » est devenu la trame principale de son travail.

Documenter l’histoire du béluga

Cette histoire sociale et thématique fait référence au genre documentaire du cinéaste québécois Pierre Perrault. Elle englobe plusieurs œuvres sur lesquelles l’artiste travaille depuis 2012, et s’appuie sur la photographie, la vidéo, la performance et même l’art sonore : « Mon travail se trouve dans le spectre du documentaire, mais dans son spectre élargi. J’en repense les limites et je tente d’en agrandir les catégories. » L’approche de Maryse Goudreau l’amène à puiser dans différents artefacts, archives et témoignages, et se poursuit sous une logique collaborative et communautaire : des os de cachalot se trouvent au cœur de La baleine est une masse de savoir (2016), tandis qu’un ancien véhicule militaire devient le point de départ du Festival du tank d’Escuminac – première et dernière édition (2016), réunissant la communauté autour de cette trouvaille. À son approche documentaire s’adjoint ainsi une transformation de sens : « Avoir une démarche qui est dans le documentaire mobilise une recherche, mais c’est également ressentir le sujet, le terrain, les gens rencontrés, les histoires recueillies et donner une grande part à l’improvisation. Je ne veux pas une histoire qui soit figée nécessairement dans le document, j’évite de présenter des documents purs dans la forme, je veux qu’il y ait une transformation, une forme de réappropriation. »

Rejouer le son d’une pouponnière de béluga (2018)
Performance participative
Collection Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul
Courtoisie de Maryse Goudreau archives

Considérer l’imaginaire social

C’est dans cette transformation que la « fabulation » s’opère. En se rapportant au concept initialement développé par Gilles Deleuze, Maryse Goudreau invite à considérer que « la fabulation est activée par la modi­fication, la fusion et les rencontres. C’est important d’avoir une démarche qui vienne chercher les récits et puiser dans l’imaginaire. Souvent, quand on s’intéresse à un animal pour en faire une histoire ou une histoire sociale, il y a toute une forme de tradition millénaire des cultures qu’il faut considérer, où les animaux servent de guide pour nous raconter une histoire et nous apprendre quelque chose ». La démarche de l’artiste résonne ainsi avec l’approche souvent prônée par les peuples autochtones, qui invite à un plus grand respect de la nature. Pour elle, « il s’agit de développer une compréhension du monde sans toujours se référer à la science, et de se fier davantage à l’observation, consulter les gens qui habitent le territoire, qui le vivent au quotidien [pour] faire apparaître un champ des possibles, générer du sens ».

Son corpus d’œuvres prend en considération les différents contextes écologiques et géographiques dans lesquels vivent les bélugas. Si dans son essai vidéographique Mise au monde (2017) elle s’était tournée vers la Russie, les États-Unis, le sud du Canada et le fleuve Saint-Laurent, elle explore actuellement l’Arctique canadien pour ses plus récentes recherches : « l’histoire sociale ici est vraiment intéressante. Dans un même pays, le statut du béluga change. À Niagara Falls, on a une grosse pouponnière artificielle de bélugas en captivité ; au Québec, on les protège ; à Vancouver, un aquarium de bélugas vient tout juste de fermer. J’avais fait des recherches dans des contextes de captivité et aussi dans des archives, puis j’ai atteint une limite, il fallait aller à leur rencontre dans le lieu où ils habitent, en liberté, et se rendre dans le Nord. »

Vers l’art sonore

En 2017, l’artiste s’est rendue à Churchill, au nord du Manitoba. En plongeant à la rencontre des bélugas, au cœur de ce lieu de rassemblement unique au Canada, elle comprend la nature sonore de l’animal. Avec un hydrophone, elle ira au milieu de la pouponnière en étroite proximité avec le cycle de naissances. Elle y découvre « un lieu extrêmement vocal, bruyant », réunissant à ce moment-là quelque 1500 bélugas. « Ce que j’ai entendu était extraordinaire. Avec ce contact sous-marin du béluga, j’ai compris que c’était un animal sonore plutôt que visuel, et le son a alors été l’élément essentiel pour se mettre dans la peau du béluga. » Ce contact singulier et inhabituel vécu avec le groupe d’individus au sein de la pouponnière nourrit son travail actuel pour l’œuvre La constellation du béluga : « Je veux trouver ma propre mythologie, créer mon propre sens. Pour moi, le béluga est l’animal qui peut enseigner l’empathie, une nouvelle piste sur laquelle je travaille à partir de cette expérience dans l’Arctique canadien. » Autrefois, « on y prélevait des bélugas de la mer pour les vendre à des aquariums, ou on les chassait commercialement pour la viande et pour nourrir les fermes d’animaux à fourrure durant les années 1950. Il y a en parallèle des Inuits qui continuent de faire des voyages de chasse occasionnels ».

Je veux trouver ma propre mythologie, créer mon propre sens. Pour moi, le béluga est l’animal qui peut enseigner l’empathie, une nouvelle piste sur laquelle je travaille à partir de cette expérience dans l’Arctique canadien.

Une pensée écoféministe

Plus qu’une archive, l’Histoire sociale du béluga est traversée par les enjeux du féminisme et de l’écologie. Au Québec, le terme de « pouponnière de bélugas » a fait son entrée dans l’imaginaire collectif à partir de 2014 avec les luttes écologistes visant à protéger la zone fragile de reproduction de l’animal dans le fleuve Saint-Laurent, alors menacée par l’industrie pétrolière. L’idée d’une pouponnière se développe au cœur de l’œuvre participative Rejouer le son d’une pouponnière de béluga, mise en place à Baie-Saint-Paul en 2018, où les visiteurs étaient invités à écouter des sons de bélugas et à prendre dans leurs bras une dorsale miniature. Maryse Goudreau souligne : « La notion d’écoféminisme, un courant de pensée qui est encore en train de se définir, me permet de me positionner très loin d’une considération mercantile du territoire et du vivant. Pour créer, je ne pars pas seulement de l’environnement, mais d’un regard qui est très proche des choses et des concepts qu’on associe au féminin. »

Écouter, bercer, rassembler : autant de gestes attentifs que l’artiste intègre dans ses créations et qui lui permettent de transformer de fragiles réalités écologiques en fables à la fois documentaires et poétiques.