L’une des questions que je me pose lorsque je m’intéresse à la vie des artistes, c’est : « Comment accède-t-on à l’art ? » En contemplant les œuvres de Mathieu Grenier, qui me paraissent être consacrées à cette quête, je crois les entendre me répondre : « Pour ce faire, il faut avoir la bonne technique, le bon moyen. »

Photo : Justine Latour

L’art tout entier de Grenier est une invitation à toucher aux principes élémentaires du geste créatif. Il se fonde sur le remaniement et la manipulation des références au profit d’une fascination pour l’événement artistique : à la fois l’exposition, le symposium, la projection, mais aussi le phénomène plastique de la mise en image elle-même. C’est ce qui constitue sa singularité, sa contemporanéité, et qui suscite l’engouement des galeristes et commissaires, d’ici et d’ailleurs, de plus en plus avides de ses créations. Préoccupés par les procédés de médiation, les projets de Grenier rendent manifeste une opération de resignification des surfaces, des cadres et des espaces où se produit l’art. C’est ce filon, qu’il poursuit passionnément, obsessivement, qui fait de son travail l’un des plus exaltants de la scène montréalaise.

Sa récente exposition Bleu somnolence : 33 %, à la galerie B-312 à Montréal, convoque ce rapport métaréférentiel au monde de l’art. Dans une salle blanche divisée par de minces poteaux de métal noir, des œuvres ont été disposées et partagées en deux corpus : The Monitors (2022), constitué de tirages grand format en cyanotype, et Crystal Gazers (2021), composé de collages numériques imprimés directement sur des écrans LCD. L’idée à l’origine de ce projet est le déchet technologique. En 2020, arpentant les rues de Brooklyn, où il vivait alors à l’occasion d’une résidence d’artiste, Grenier s’arrête devant une boutique de réparation d’équipement électronique et ramasse des écrans brisés et autres appareils hors d’usage qui traînent sur le trottoir. Suivant son intuition, il les ramène à son atelier new-yorkais et commence à imaginer ce qui sera une véritable entreprise archéologique. Il lui faut penser et mettre à distance ces objets qui sont devenus des extensions de nos propres corps ; ces surfaces qui se substituent à nos rétines, façonnent notre expérience de l’image et ne cessent de (re)médiatiser notre rapport au réel. L’art de Grenier expose nos habitudes inconscientes de consommation et notre utilisation compulsive de la technologie. Il cherche à circonscrire l’évolution effrénée de l’innovation médiatique et des techniques qui laisse derrière elle des résidus étant à même d’attester une histoire – celle des usages et des gestes passés. Ces derniers ont peut-être le pouvoir, à travers ce miroir que leur tend Grenier, d’éclairer notre présent et notre avenir.

Mathieu Grenier, Bleu somnolence : 33% (2023), Galerie B-312. Photo : alignements

L’une des œuvres de cette exposition m’interpelle particulièrement parce qu’elle est la seule de ce genre et qu’elle me semble paradigmatique. Il s’agit d’une impression photographique au jet d’encre sur papier vinyle autocollant, en très grand format, intitulée Apathie (2022), et sur laquelle on reconnaît le câblage anarchique d’un système de branchement arraché. Cette image représente de prime abord le lien entre la (dé)connexion numérique et les relations ou la désaffection sociales. Mais c’est surtout le vertige que provoque l’échelle de la photographie argentique qui lui confère toute sa puissance. Cette perspective m’invite à considérer la finesse et l’opacité des appareils récents, de même que la technique derrière cette image paradoxale où s’expriment la fulgurance et l’obsolescence. Devant cette vision de mise en abîme, je suis engagée dans un étrange rapport spéculaire par lequel la technologie paraît s’observer elle-même.

Mathieu Grenier, Bleu somnolence : 33% (2023) Galerie B-312. Photo : alignements

Apathie est une voie d’accès vers d’autres projets de Grenier, passés, à venir. Dans son atelier, il est possible de voir ses premières toiles de cyanotypes, d’un bleu intensément vibrant, suspendues aux murs. Le cyanotype, avec lequel il a expérimenté initialement à l’occasion d’une résidence à la Factatory de Lyon (2018) et qui a formé les corpus des expositions Expanded Nomenclature à la Grayduck Gallery à Austin, au Texas (2019), Suspended Spaces (2019) à la Galerie René Blouin et Screen Fade (2021) chez Blouin|Division, est l’un des tout premiers procédés de l’histoire de la photographie en monochrome négatif. Fonctionnant par contact avec une surface photosensible, il permet à Grenier d’orchestrer la rencontre de deux temps technologiques. C’est comme si l’artiste, en capturant l’empreinte de différents morceaux d’instruments médiatiques contemporains, faisait apparaître les spectres d’un futur déjà advenu. Cet intrigant pli spatiotemporel, créant des brèches dans l’histoire des pratiques artistiques, semblait aussi être le motif du projet Au-delà des signes (2015), présenté aux galeries Roger Bellemare et Christian Lambert, où Grenier exposait des fragments de mur du Musée de Joliette sur lesquels avaient été suspendus les canons de la peinture abstraite québécoise ; ou de Symposium (2015), présenté au Lobe de Chicoutimi, pour lequel il avait revisité l’événement sans précédent et d’envergure internationale qu’avait constitué le Symposium international de sculpture environnementale de Chicoutimi de 1980.

Photo : Justine Latour
Photo : Justine Latour

Si l’on a souvent souligné le minimalisme ou la part abstraite de l’art de Grenier, je crois que cette expression formelle est le résultat d’un langage technique qui négocie avec ses propres fins : les absences signifiantes, les disparitions ou les oublis historiques, de même que les apparitions et les manifestations improbables et prescientes d’un avenir de l’art. Ces rémanences sont possibles grâce à la sensualité matérielle que mobilise l’artiste. Cette séduction de la matière se fait ressentir dès sa première exposition, Sans titre (2015), pour laquelle il expérimente avec les textures du papier d’impression. Pour Boîtes noires (2016), la noirceur et l’architecture des salles de projection deviennent le prétexte d’une mise à l’épreuve de la résolution photographique. C’est son attention portée aux structures, aux couleurs, aux espaces négatifs et aux pouvoirs du cadrage (Sans filtre, 2019, et Don’t Protect Me From All That Noise, 2020) qui nous ramène à la concrétude de l’art, et remet notre corps en relation avec ces surfaces et ces techniques qui convoquent et nécessitent, pour faire image, notre présence et notre regard.

Photo : Justine Latour
Photo : Justine Latour

C’est dans la continuité de ces questions que Grenier prépare une exposition au centre d’art Diagonale, prévue pour 2024. Dans l’intervalle, il sera en résidence à Bruxelles. La scène artistique contemporaine belge, plus intéressée par le figuratif, constitue pour lui l’occasion d’éprouver les fondements de sa propre pratique. Toujours dans l’inconnu quant à la forme que prendront ses futures productions, il me dit s’en remettre à la prochaine rencontre, au prochain médium qui pourra l’inspirer ou l’émouvoir et faire entrer son art dans un autre temps.

Photo : Justine Latour