Originaire de la région du nord des Grands Lacs, l’artiste anichinabé Michael Belmore explore sous forme de sculptures et d’installations les états limites de la matière, notamment du cuivre et de la pierre. Par les techniques employées et le temps consacré à la réalisation de ses œuvres, il érige ces matériaux en figures du territoire, notamment de sa région natale. En situant l’évolution dans une perspective géologique plus vaste que celle de l’occupation humaine, il rejoue ainsi les rapports intimes au lieu et à l’histoire propres à sa culture, qu’il oppose à l’accaparement de l’environnement par une économie coloniale.

RÉCLAMER SON TERRITOIRE

La région des Grands Lacs est encore aujourd’hui reconnue pour sa richesse en cuivre natif, une forme cristalline du cuivre que l’on trouve à l’état naturel et utilisée par ses premiers habitants plus de 1 000 ans av. J.-C. De grande valeur symbolique pour les Anichinabés, le cuivre incarne le sang des esprits et des forces supérieures de la Terre et s’inscrit depuis longtemps au cœur des échanges entre nations. En employant ce matériau, Michael Belmore perpétue cette tradition, mais vise également à souligner son rôle essentiel aujourd’hui dans plusieurs industries, notamment en raison de sa grande conductivité – qui lui vaut d’ailleurs son statut de minéral critique.

La sculpture Lost Bridal Veil (2015), de la collection du Musée des beaux arts du Canada, est constituée de plaques de cuivre industrielles, façonnées, patinées, martelées et poinçonnées à la main. Sa surface altérée fait référence à des phénomènes géologiques anciens, tels que des reliefs creusés de vallées et de cours d’eau, ou des territoires marqués par le retrait des glaciers il y a des milliers d’années, comme le Bouclier canadien. Le métal ouvré est aussi métaphorique d’un voile, et se présente comme un vêtement de cérémonie célébrant l’union de l’humain à la Terre, une appartenance intime au territoire au cœur des cultures autochtones. L’œuvre est géomorphologique, autant qu’elle fait apparaître une présence corporelle, une forme recouverte d’un vêtement. La patine originelle du cuivre présente d’ailleurs des teintes rougeâtres évoquant la couleur du sang – en cela, elle pointe la vulnérabilité humaine et la violence qui l’afflige.

Michael Belmore, Coalescence (2018)
LandMarks 2017/Repères 2017
Grasslands National Park, Saskatchewan
Photo : D’Andrea Bowie Courtoisie de l’artiste

L’œuvre de Belmore est un voile perdu, comme l’indique son titre, et symbolise aussi l’accaparement des terres autochtones au bénéfice des puissances coloniales. Dans la région des Grands Lacs, la signature des traités Robinson (1850) avec les Anichinabés fut intimement liée à la volonté de la province du Canada (actuellement le Québec et l’Ontario) de se ménager un accès aux richesses minérales. De plus, la région a été dépeinte par les membres du Groupe des Sept comme un territoire vierge, et elle a été érigée en icône du nationalisme canadien. L’usage du cuivre dans la démarche de l’artiste réaffirme une préséance des peuples autochtones sur le territoire et sur ses ressources minières, situation qui s’inscrit aussi au cœur de son identité.

TERRITOIRE VIVANT

Les enjeux d’occupation du territoire et le récit dynamique de son évolution géologique, voire de sa création, sont récurrents chez Michael Belmore. Coalescence (2017-2018), une installation monumentale de 24 blocs erratiques imbriqués et taillés, est déployée dans trois parcs nationaux. L’éclair vibrant du cuivre laminé sur les faces taillées, visible dans l’interstice entre les blocs, crée l’illusion que ces derniers se détachent d’une matière en fusion, une allusion directe à la formation de la matière terrestre. En proie à l’oxydation naturelle, la patine cuivre s’atténue avec le temps et l’œuvre elle-même est modulée par les aléas du lent processus de transformation de la matière.

L’œuvre a été commandée à l’artiste dans le cadre de l’initiative LandMarks 2017/Repères 2017 menée par Partners in Arts à l’occasion du 150e anniversaire du Canada. Elle est aujourd’hui installée en permanence au centre d’accueil de Parcs Canada à Churchill sur la baie d’Hudson, le point de drainage de la calotte glacière de l’Inlandsis laurentidien, qui recouvrait en partie la région des Grands Lacs. Des pierres regroupées par quatre sont aussi réparties entre les parcs nationaux des Prairies (Saskatchewan) et du mont Riding (Manitoba), célébrant les richesses naturelles du pays et commémorant les routes commerciales, les lieux de rencontre ou le déplacement forcé de populations dans l’histoire du Canada. La présentation au Parc national des Prairies délimite la frontière sud de l’ancien glacier et vient marquer la dispersion de moraines charriées par la glace sur de grandes distances, dont le retrait a aussi façonné les bassins versants du Saint-Laurent et de la baie d’Hudson.

Le travail de Belmore se fait en symbiose avec les qualités intrinsèques de la matière et il compose avec sa résistance naturelle autant au moment de la taille et du polissage des pierres que dans le travail de patine, de martelage ou de laminage du cuivre.

Par ailleurs, la forme arrondie des pierres renvoie à l’action de l’eau polissant leur surface et érodant leurs marques de fractures et leurs arêtes. Pour l’artiste, la matière est un acteur dynamique de création, qui agit sur l’environnement et ses composantes. Contrairement à l’idée occidentale que les objets sont inanimés – voire des ressources à exploiter –, les langues et les mythologies autochtones confèrent plutôt au matériau un statut d’entité agissante. Le travail de Belmore se fait en symbiose avec les qualités intrinsèques de la matière et il compose avec sa résistance naturelle autant au moment de la taille et du polissage des pierres que dans le travail de patine, de martelage ou de laminage du cuivre. Dans un lent processus de mise en forme, ses gestes se moulent aux caractéristiques naturelles du matériau et s’inclinent volontiers devant sa prégnance. En cela, son travail fait preuve d’humilité devant les transformations qui surviennent naturellement à grande échelle sur des milliers d’années, et contre lesquelles tout artefact apparaît dérisoire.

TERRITOIRE BLESSÉ

Avec Édifice, présentée à Gatineau en 2019 et exposée au Musée des beaux-arts de l’Ontario en 2021, Belmore s’affiche préoccupé par la logique extractive toujours prévalente dans nos rapports au territoire.

Michael Belmore, Édifice (2019)
Photo : Julia Martin, courtoisie de l’artiste

L’œuvre consiste en une série de pierres de grès rouge s’imbriquant les unes aux autres. Ces pierres de taille, utilisées notamment dans la construction des édifices du parlement à Ottawa et des magasins de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Montréal et à Toronto, rappellent le rôle que ces lieux ont joué dans la colonisation. Regroupées en un carré, les pierres représentent l’unité orthogonale d’une carte géographique et le quadrillage arbitraire imposé sur le territoire. L’importante masse de l’ensemble donne toutefois corps au relief du terrain, illustrant l’écart entre le territoire réel, sa topographie et sa représentation. Développée au cours du XIXe siècle, la grille orthogonale de la carte confère au territoire une apparente objectivité scientifique. Étrangère à l’expérience autochtone, la délimitation des terres sert toujours à la gestion des ressources naturelles, notamment à leur exploitation. Recouverte d’une mince feuille de cuivre, les pierres– dont la tranche latérale est alignée autour d’un long interstice transversal – créent l’illusion d’un profond sillon irradiant. Une coupure s’installe dans cette organisation du territoire, en même temps qu’elle rappelle les processus géologiques qui le modulent.

Le travail de Michael Belmore est humble. Ancré dans la matière, il témoigne des liens de dépendance étroits que l’humain entretient avec la Terre, autant qu’il dénonce l’impact du colonialisme sur la matière, le cuivre, la pierre, dans le long cours de l’histoire. Face à un futur incertain, il met en avant les savoir-faire, les récits et l’histoire anichinabés pour raviver ces grandes questions universelles concernant la présence humaine et le défi d’évoluer en harmonie avec la nature et le territoire.