Célébrant ses 20 ans, la Galerie d’art d’Outremont réunit une trentaine de toiles de Michèle Drouin, remontant au milieu des années 1970. Dans ces tableaux aux titres poétiques, dont certains de très grand format, une forme d’irradiation captive le regard.

« Mes tableaux s’échappent de mes tableaux », écrivait en 1982 Michèle Drouin. Voulant donner à voir les lignes de force qui propulsent cette peinture, l’exposition poursuit aussi ces « échappées ». Devant les tableaux, le spectateur découvre la matérialité de la peinture qui les constitue. Mais très vite, une forte complicité émotive, psychologique autant que physique, le gagne.

Durant l’été 1983, Michèle Drouin participe à Pine Point (New York)) au Triangle Artist’s Workshop, un atelier d’été animé notamment par Clement Greenberg et Helen FrankenthalerCette expérience provoque une rupture avec le modèle plasticien qui inspirait, certes avec souplesse, ses toiles hard edge antérieures. Loin de tout tracé stylisé, la couleur s’impose avec une exubérance sensorielle. Quelque chose des forces élémentaires de la nature se dégage des toiles.

Fluides et jubilatoires, les séries Souffles et Courants (1983) et Suite Mashomac (1984) font serpenter de larges sillons irréguliers et vibratoires. Outremer, rose, ocre orangé… Ces vagues tourbillonnantes et concentriques transportent un résiduel écumeux, nacré ou pastel scintillant. Sinuosités. Jaillissement. Spirales. La peintre libère la peinture pour lui permettre d’exister en tant que telle. Mais elle permet aussi à sa propre subjectivité de s’y imprimer.

Ces souffles, ces courants sont également ceux d’un érotisme au féminin, dont témoignait en écrivain Michèle Drouin dans son premier recueil de poèmes La Duègne accroupie (1959). Ode aux forces qui aimantent et unissent les corps, la peinture laisse entendre en même temps qu’elle se confronte à la surface comme réalité en soi.

La concentration sur des opérations d’imprégnation d’une surface n’empêche pas l’artiste de saisir au vol les évocations qui s’en dégagent. Devant Le rêve du léopard (1990), l’imaginaire est happé tout autant que l’œil par ces faisceaux en éventails. L’espace reclus de la peinture s’ouvre au chant du monde, mais aussi, comme dans Sarajevo Clair de lune (1994), aux bruissements de son chaos.

Peu à peu, la grille s’impose comme enregistrement des déplacements du peintre autour de la toile travaillée au sol : une manière de ramener en la raclant au grattoir la peinture sur la toile et de suivre le périmètre du tableau. Une icône centrale est délimitée. Tableau dans le tableau ou fenêtre ouverte sur une profondeur sans illusion ?

Les juxtapositions de couleurs et les délimitations qui encadrent le centre de la toile engendrent une lumière qui jaillit comme du dedans. Inspirés par la poésie, les titres des œuvres participent de ce tour de force où, à partir d’ancrages établis, l’artiste fait surgir quelque chose d’inconnu auparavant.

Si les mouvements de l’artiste s’affichent à chaque coup de pinceau, le poids de l’expressionnisme abstrait est ici allégé. Mais toujours Michèle Drouin veille à ne pas rendre caducs les effets immédiats de la spontanéité et de la subjectivité.

Pourtant, paradoxalement, ses toiles sont souvent tributaires d’études sur papier qu’elle agrandit. Les petits formats tiennent lieu de marche à suivre avant d’aborder la toile de bonne dimension mouillée d’eau pour accrocher les pigments. La peinture ensuite imbibe le support. Elle fusionne avec la trame de la toile. La couleur est raclée en gestes repérables. Chaque tracé, chaque couleur confirme une action et procède également d’une structure. Michèle Drouin n’en laisse pas moins place au hasard et à l’aléatoire, à un « senti » et à une volonté de ne pas tout contrôler en se laissant porter par la peinture. Subsiste de cette succession souvent croisée de couches opaques ou transparentes comme une mémoire de la peinture, l’histoire de sa construction.

Par couches, l’œuvre se construit, alliant la transparence de la peinture « au jus » aux écrans opalescents et nacrés qui s’y greffent. La choré­graphie des gestes transparaît en une sorte de journal de bord. Joue aussi une forme de sérialité. D’une toile à l’autre, l’empreinte de ce corps qui peint, jubile dans la couleur et se débat avec les entraves de la peinture appose sa marque.

Les couleurs incandescentes, acides ou fluo des œuvres des années 2000 ramènent qui les observe à un souffle irradiant, à un mouvement chavirant. L’espace s’ouvre et se referme. Hors de toute profondeur perspectiviste, l’œil coulisse et s’insinue entre les couches successives qui s’y heurtent. Devant elles, la flamboyance de la couleur invite le regard à franchir un seuil, à « entrer » en peinture.

HOMMAGE À MICHÈLE DROUIN
Galerie d’art d’Outremont, Montréal
Du 12 septembre au 6 octobre 2013