Dans les œuvres de Michèle Lapointe, les poupées nous regardent de leurs yeux vitreux. Quels sont les secrets de ces jouets anciens, parfois en mauvais état ? Depuis 2006, l’artiste a développé un corpus autour des contes pour enfants, les Contes muets. C’est cet aspect de son travail qui m’a fascinée et que j’ai voulu faire connaître.

En créant des contes visuels, sinon plastiques, l’artiste porte son regard sur les petites filles par le biais de poupées et d’autres accessoires et les enclos dans des bulles, sous des entonnoirs, derrière des oreillers, tous faits de verre. Ce matériau contribue à susciter des atmosphères intemporelles, quasi irréelles, à créer des mondes à part. Celui de Michèle Lapointe se distingue par son dispositif : dans les Contes muets, ses poupées sont des personnages récurrents, ses mots sont empruntés à différents auteurs et le sens général est délégué aux personnes qui observent les œuvres.

La première œuvre que j’ai vue de l’artiste, Et si sa peau de mille bêtes nous était contée (2009), était exposée lors de la Biennale internationale du lin à Portneuf. Les onze parties de l’œuvre étaient disposées en cercle, chacune composée d’un oreiller de verre, d’un boîtier contenant des têtes et des membres de poupée moulés, et d’une pile de collages en rapport avec les contes. Les oreillers attiraient l’œil en premier, puis les autres éléments se découvraient peu à peu, en entrant à l’intérieur de la ronde. C’est ainsi que j’ai pénétré dans l’œuvre, que je l’ai découverte, captée par le verre et l’iconographie d’animaux en lévitation, intriguée par les fragments de poupées.

Dans ses œuvres, l’artiste juxtapose des objets aux échelles décalées, provoque des lectures déformantes grâce au verre, utilise des objets trouvés, des lectures trouvées, aussi, et des associations insolites : l’influence du surréalisme s’est imposée tôt dans son travail, grâce à un historien de l’art, Gilles Rioux, qui avait amassé une importante collection d’artefacts liés au surréalisme, laquelle a été léguée à l’Université de Montréal. Lapointe pouvait fureter selon son bon vouloir dans ces trésors amassés et a été marquée par les objets qui s’offraient à sa vue. La première œuvre à porter cette influence est Le temps, cette image mobile (2001), constituée notamment de composants de montres, de fragments de poupées, de lettres formant des phrases faisant allusion à l’enfance.

D’autres artistes ont abordé le thème de l’enfance et des poupées, notamment Hans Bellmer, qui fétichise le corps féminin, le décompose, le subordonne à son désir pervers. La figure de la petite fille a aussi été le sujet privilégié du peintre Balthus, qui en faisait l’objet de ses fantasmes. La démarche de Michèle Lapointe est tout autre et diverge de ce regard objectifiant, qui soumet la figure féminine au désir masculin et la dépouille, selon les études féministes du male gaze, de tout ce qui pourrait menacer la psyché masculine. La démarche de Lapointe traduit la détresse de celles qui ne peuvent s’exprimer.

Alice, Lorina, Édith et les autres (2006)
Verre soufflé, photographies, papier, métal
60 x 150 x 120 cm
Photo : René Rioux

Les poupées sont vues, mais les petites filles sont regardées. Les deux verbes, voir et regarder, ne sont pas de parfaits synonymes. Freud a même fait du regard une pulsion qui vise à posséder la personne contemplée, la pulsion scopique. Il y a donc plus que le fait de voir dans le regard.

Alice, Lorina, Edith et les autres (2006) fait allusion à la vie de Lewis Carroll, et à son conte bien connu, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Certains de ses biographes se questionnent sur le rapport qu’il entretenait avec les petites filles pendant qu’il écrivait le conte : Alice, Lorina et Edith Liddell, qu’il emmenait se promener en barque. Survient une coupure entre Carroll et la famille Liddell, dont les causes ne sont pas claires. L’écrivain et mathématicien s’intéressait-il de trop près aux enfants ? Les pages de son journal intime de l’époque concernée ont été détruites par ses héritiers. À moins que d’autres écrits ajoutent des informations, la vérité ne sera jamais connue. En attendant, les biographes s’affrontent par livres interposés. Lapointe s’est intéressée à cet événement de la vie de l’artiste, ainsi qu’aux essais psychanalytiques qui interprètent les contes.

Alice, Lorina, Edith et les autres fait allusion à cette situation ambiguë. Les douze entonnoirs de verre déposés sur autant de photos de poupées distordent les visages et reçoivent à leur extrémité de petits bateaux de papier, évoquant les balades en barque. Trois éléments suffisent pour raconter l’histoire elliptiquement : les courbures du verre entraînant des déformations renvoient à celles de la mémoire ou aux illusions que chacun entretient; les bateaux réfèrent à la vie de Carroll, et les poupées, à celles des petites filles et au conte. L’artiste distille ses références pour en faire un condensé disponible à l’interprétation. Dans ses vidéos, dont l’image est déformée par un coussin de verre placé devant elle, des poupées incomplètes, brisées, laissent un intense sentiment de malaise. Comme les actualités concernant la maltraitance le démontrent régulièrement, l’enfance n’est pas toujours idyllique.

Contes muets/sculpture vidéo (détail) (2006)
Verre massif, cuivre patiné, écran numérique et ordinateur
28 x 36 cm, 2 h
Photo : René Rioux

Il existe des paradoxes dans l’œuvre de l’artiste : l’oreiller, par nature moelleux et élastique, acquiert une fermeté redoutable avec le verre. La douceur s’efface au profit de la dureté du verre travaillé dans la masse. L’entonnoir, conçu pour laisser passer les liquides, se renverse et modifie la perception des photos. La poupée, objet d’amour et de réconfort, présente des aspects quasi angoissants. Ce sont ces signifiants polysémiques qui procurent leur profondeur aux œuvres et permettent de multiples interprétations. Ces paradoxes laissent le malaise s’exprimer ainsi que le thème sous-jacent de la maltraitance des enfants.

Les figures géométriques sont utilisées dans des jeux d’enfants : la ronde, la marelle, par exemple. L’artiste conserve cette logique pour l’alignement des objets de verre : lignes, cercles, formes orthogonales. Est-ce un besoin pour elle de réordonner le monde, de le faire converger vers des courants plus harmonieux ?

Les Contes muets ont requis une pratique transdisciplinaire et une pluralité de matériaux : le verre (soufflé et travaillé dans la masse), bien sûr, mais aussi le papier, le collage, le moulage, la photographie ainsi que la vidéo. Ce corpus est habité par la mélancolie et est porté par un grand souffle poétique. Dans cette traversée des apparences, la recherche inatteignable de la vérité du passé se matérialise – le regardeur ne sort pas indemne de cette expérience, ce qui est la marque des œuvres significatives.