Montserrat Duran Muntadas
L’imaginaire de Montserrat Duran Muntadas est foisonnant. Loin d’être enfantines, ses œuvres récentes font référence à la biologie, ainsi qu’à la réalité physique de la féminité : multiplication des bactéries, référence aux systèmes digestif et reproductif. Sous une apparence festive, le drame couve : les maladies apparaissent, la filiation est impossible. Cette dualité procure aux œuvres une grande profondeur de significations. Elle combine les matériaux et les techniques dans des œuvres quasi animées, empruntant à des formes de vie animales, végétales ou à des organes humains, mais qui sont transformés par son idiosyncrasie. Le verre est soufflé ou travaillé au chalumeau et le tissu est brodé numériquement ou sérigraphié : les matériaux sont imbriqués, étroitement amalgamés, comme si telle était leur nature. Leur combinaison provoque une différenciation des textures. Fascinantes, celles-ci suscitent l’envie de les toucher et d’éprouver les sensations qui leur sont associées : lisse, pelucheux, doux, inégal ou strié.
Artiste émergente d’origine espagnole, Montserrat Duran Muntadas vit au Québec depuis huit ans. Diplômée en beaux-arts de l’Universitat de Barcelona et formée comme verrier à l’École du verre Real Fabrica de Cristales de La Granja, à Ségovie (Espagne), elle a déjà reçu de nombreux prix et récompenses, notamment le prix François-Houdé en novembre dernier et le Award for Glass de l’éminente Canadian Clay and Glass Gallery de Waterloo en 2017. Son agenda pour les deux années à venir déborde, comprenant entre autres une résidence à Pilchuck – une prestigieuse école de verre de l’État de Washington fondée, entre autres, par le célèbre verrier Dale Chihuly – et de nombreuses expositions, parmi lesquelles Espace Verre à Montréal en avril 2020 et le Centre d’art Jacques-et-Michel-Auger de Victoriaville en 2021.
Pour bien comprendre ses œuvres, il importe de connaître son parcours personnel. Deux circonstances ont déterminé une partie de son avenir, dès son enfance : née dans une famille à forte prédominance féminine (sa grand-mère a joué un rôle important dans sa vie), elle a grandi à Terrassa, en Catalogne, une ville où les usines de textiles étaient très présentes.
Son projet de fin d’études à l’Universitat de Barcelona porte à la fois la trace de l’orientation conceptuelle de l’institution et de ses origines familiales. Intitulé Quiero mis 1000 cartas de amor y ninguna canción desesperada (Je veux mes 1000 lettres d’amour et aucune chanson désespérée) (2009), l’œuvre déploie sur un mur les 1000 lettres d’amour du fiancé de sa grand-mère, envoyées durant son service militaire, et sollicite les regardeurs à lui envoyer à leur tour une lettre d’amour. L’objectif était de recueillir 1000 nouvelles lettres, mais en 2009, la technologie n’était pas à la hauteur d’autant d’amour.
Par la suite, les œuvres de l’artiste se sont faites de moins en moins conceptuelles et ont intégré le verre et le textile. En 2012, elle rencontre un artiste verrier, Jean-Simon Trottier, qui deviendra son mari et entamera une collaboration artistique avec lui. Trois corpus en sont issus : In Case of Fire Break Glass (2012), Fragile Folklore of Children (2012) et Semina Percurrenta: from both sides of the border (2015), qui illustrent avant tout son passage de l’idée vers l’objet et qui reflètent en partie les problèmes d’immigration qu’elle a vécus, obligée de quitter l’Espagne à la suite de la crise économique de 2008.
Sa pratique collaborative, sa façon de travailler l’objet en lui conférant une valeur métaphorique, la combinaison de matériaux qui, de prime abord, n’ont rien de commun.
Sa série My beautiful children and other anomalies (2019-) marque son accession à la maturité artistique. Furetant dans un magasin de textiles, elle découvre un tissu à fleurs qui déclenche son processus de création. Puisant dans le registre personnel, elle infuse ses œuvres de ses préoccupations envers la maternité et les problèmes de fertilité. Plus largement, elles abordent l’anomalie, tant physique que psychologique. L’artiste ne dissimule pas ses convictions féministes et réfléchit à la situation des femmes et à l’obligation morale d’être mère pour être une femme véritable.
Avec une œuvre récente comme L’innocence des petits pas (2018), elle introduit complexité et désordre dans une structure auparavant plus unitaire, laissant apparaître des émotions négatives et des oppositions signifiantes, s’inspirant notamment de la démarche d’artistes comme Eva Hesse. Des jambes d’enfant soutiennent un corps-volume arrondi, débordant de textiles issus de la famille de l’artiste. Une queue-trompe se termine en une étoile de verre transparent, formé d’une quantité de formes oblongues qu’elle travaille au chalumeau. Sans identité fixe, sans forme déterminée, l’œuvre suscite associations et émotions contradictoires. Autant la délicatesse des textiles et la translucidité du verre créent l’adhésion, autant la forme étrange, à la fois animale et insaisissable, provoque le malaise.
Sur la question de savoir si elle se voit plutôt dans le champ des arts visuels ou dans celui des métiers d’art, elle répond que ce n’est pas sa responsabilité de catégoriser son travail et que sa façon de s’exprimer actuelle correspond le mieux à ce qu’elle est. De fait, il faut ici préciser que durant sa formation à l’université, elle a ressenti le besoin d’acquérir un savoir-faire spécifique, ce que ses cours en arts visuels ne lui procuraient pas. Son choix du verre n’a pas, cette fois, été déterminé par son passé, mais par un coup de cœur pour ce matériau.
Sa pratique collaborative, sa façon de travailler l’objet en lui conférant une valeur métaphorique, la combinaison de matériaux qui, de prime abord, n’ont rien de commun : ces aspects la font appartenir au domaine des arts visuels. Par contre, son savoir-faire de verrier fait pencher l’autre plateau de la balance vers les métiers d’art.
Plusieurs artistes se trouvent dans la même position en ce moment. À la Renaissance, les peintres et les sculpteurs ont cherché à se détacher de la pratique artisanale des métiers, pour obtenir un meilleur statut social et financier. L’infériorisation des métiers d’art s’est renforcée avec l’art conceptuel; même à l’heure actuelle, la tendance générale dans les écoles d’arts visuels est de former l’artiste en insistant sur la délégation de la fabrication à d’autres, réitérant en cela la vieille hiérarchie entre travail manuel et travail intellectuel.
L’installation murale que l’artiste a mise en place dans la vitrine de la Guilde cet hiver donne la mesure de ses possibilités : installation qui fait coexister exubérance de la couleur, étrangeté des formes et profondeur de l’imaginaire. Nul doute que ses prochaines expositions nous offriront le même panorama tant sensible que réflexif.