Pierre Blanchette – La peinture « en écho »
Pierre Blanchette envahissait cet été l’espace de la galerie d’art de l’Université de Sherbrooke. Orchestrant un face-à-face inédit, le peintre y conjuguait la peinture de très grand format avec l’environnement de la galerie. L’œuvre « en écho » qu’il a réalisée in situ confrontait une peinture murale traditionnelle (Écho I ) à un immense plan-relief (Écho II ) s’inspirant du camouflage maritime.
Au sein de cette mise en place dualiste, la peinture n’est plus vue comme un ensemble de plans fixes ou d’entités séparées. Elle devient partie intégrante d’un système de relation auquel participe le spectateur, et cela en correspondance entre le cube blanc, soit l’espace architectural de la galerie, et l’espace pictural.
Dès l’entrée, le visiteur est happé par un réseau de lignes zébrées et de diagonales en noir et blanc. Comme une tranche, le mur sur lequel ces motifs se placent semble se détacher en un volume triangulaire. En déséquilibre, la diagonale laisse découvrir une béance interne. Dans son repli, un plan-volume triangulaire orange occupe l’espace résiduel. Sur l’autre face, des structures de bois en prolongent les lignes sur la surface peinte. D’emblée, l’appel au relief et la tridimensionnalité renvoient à l’architecture. Avec ses trames en noir et blanc et les réseaux ainsi formés qui s’entrechoquent, l’avancée de ce premier volet de l’œuvre déroute. L’action combinée de ses éléments si collés au bâti de la salle pousse le spectateur et l’oblige presque à regarder en face.
Écho II s’affiche en noir et orange, mais surtout en blanc. De ce blanc résulte un effet mimétique qui, en se prolongeant, atteint les murs inoccupés de la galerie. Ainsi, entre Écho I et Écho II, les deux murs, le plafond et le sol s’offrent comme contrepoints. Écho I se déploie en couleurs et en des dimensions aussi panoramiques (12 mètres de large sur 3 mètres de haut) tout en proposant une expérience sensorielle d’immersion dans la couleur. L’œuvre rejoint la forme classique de murale peinte de grand format. Écho II, avec ces tiges en contre-appuis illusoires, s’approcherait davantage d’une sculpture. Entre ces deux plans d’une même œuvre et l’espace qu’ils enserrent, le spectateur est pris en sandwich.
La présence vibratoire d’Écho II, l’œuvre tridimensionnelle, s’exprime en vagues. Devant elle, l’œil oscille. Il rebondit. Quelque chose s’ouvre et se referme. Agissant comme un leurre un peu obsédant, ce deuxième volet s’inspire du Dazzle Art. Ce recours à des motifs optiques était utilisé pour le camouflage des navires lors de la Première Guerre mondiale. Le Dazzle Art a été inventé en 1916 par le peintre Norman Wilkinson. Un de ses collègues, l’artiste vorticiste Edward Wadsworth, supervisa le camouflage de plus de 2 000 bateaux. Les navires de guerre arboraient des formes géométriques et des contours linéaires. Curieusement, en s’entrechoquant et en se repliant, les rayures, plutôt que de dissimuler les navires, empêchaient l’ennemi de repérer sa direction, car elles faisaient se confondre la proue et la poupe. On peut voir au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa une œuvre peinte d’Édouard Wadsworth intitulée Camouflage en cale sèche à Liverpool (1919). Représentant un tel navire, la peinture montre en même temps un caractère abstrait singulier, alors que l’accent se place sur le jeu en noir sur fond gris pâle de lignes brisées et des combinaisons en arcs. Chez Blanchette, le recours imprévu au Dazzle crée une autre forme de confusion. Le spectateur se sent entouré de tous côtés. L’œil navigue entre la vibration Dazzle, avec les illusions de profondeur qu’elle recèle, et l’appréhension de la matérialité des surfaces peintes sur le mur en vis-à-vis. Les avancées, la forme de son support, les biseaux et les tiges de bois s’appuyant sur ce mur Dazzle renvoient vers son double incertain. Écho fait référence au miroir. Entre ces deux pôles se joue un étrange squash perceptif. Le mélange est dérangeant. La vision n’a rien de statique. Impossible de s’enraciner. L’attention mobile réquisitionnée et la propension à faire effectuer au spectateur d’incessantes volte-face font de lui un nomade.
Procédant par accumulations, Écho I fait état, en face, d’un autre type de parcours à obstacle. Cette œuvre murale est composée de diagonales alignées. Leur empreinte converge vers une ligne de force médiane. Les faisceaux s’accumulent en chassés-croisés alternant avec des fonds nuageux brossés de variantes de bleu. Ces grilles s’assemblent en un triangle inversé. Vers le haut, les rayures adoptent des tons plus sombres. Passant au clair, elles se propulsent vers le bas. Le réseau de ces rayures semble à la fois se briser et se prolonger. Devant son improbable clone Dazzle, cette peinture murale se fait emblématique du goût de Pierre Blanchette pour la composition atypique. Celle-ci intègre tout et son contraire avec ses pans géométriques, ses tracés linéaires et gestuels, ses lignes et ses larges touches, ses aplats délimités et ses tracés en lavis. Rien n’est proscrit, ni l’ornement, ni la répétition, ni la surprise de la forme brisée, ni les déséquilibres latents.
Le titre donne une parole à une œuvre dualiste. Écho. Celui par exemple d’une onde de choc émise, qui revient après avoir été réfléchie par un obstacle. La reprise en différé suppose une sorte de déformation du son ou du signal ainsi prolongé. D’un mur à l’autre, ces deux composantes séparées partagent une même identité. Il est rare cependant qu’une telle œuvre engendre, par la résonance de ses deux volets à la fois si proches et si différenciés, une expérience aussi dissemblable du double.
Ici, entre ces deux volets mais aussi dans chacun d’eux, le jeu de tous ces éléments et leurs rapports concrétisent les mouvements de l’approche. Dans la façon dont ce dispositif concentre et diffracte le regard, quelque chose semble à la fois provoquer et retarder le moment où le spectateur se fige dans la contemplation. Après s’être ouvert sur la perception du réel, de la salle d’exposition, de la position du spectateur et des composantes mêmes de la peinture, l’état de conscience glisse vers l’acte même de peindre en oscillant lentement vers une revendication de l’imaginaire, ou plutôt de la confrontation active de deux imaginaires. Celui du regardeur et celui du peintre. Et ce, en d’autres échos.