Plus qu’une esthétique relationnelle intégrée au concept de l’altermodernité qu’on a depuis un certain temps accolée à son œuvre, la démarche artistique de Raphaëlle de Groot se classe comme une esthétique anthropologique de l’objet dont l’immatérialité iconique du signe constitue le but final de ses actes performatifs. Ceux-ci s’inscrivent à travers son langage artistique en tant que traces du non-dit captées par l’objectif de la caméra vidéo, par ses impressions numériques, par des images photographiques manipulables marouflées sur carton ou par la numérisation d’objets sur papier froissé. Ainsi, l’art de Raphaëlle de Groot est un art qui est par définition sociologique, où l’objet physique devient prétexte pour exprimer différents concepts et des traits immatériels immanents à l’œuvre.

L’exposition montée à la Galerie Graff du 8 novembre au 8 décembre 2012 clôturait le cycle entamé en 2009 à Letbridge (Ontario) sous le titre Le poids des objets ; cette exposition a été constamment développée au fil des résidences et des expositions de groupe auxquelles a pris part Raphaëlle de Groot. Elle ramenait une fois de plus sur la place publique des œuvres qui s’inscrivent dans ce que la critique a communément appelé chez Raphaëlle De Groot l’esthétique de la trace (par exemple, trace de l’amour que ces objets renferment en tant que résultante de la relation d’affection qui les lie à leur propriétaire, et que l’artiste a reçu à titre de don au cours de ses différents périples performatifs). Fortement intéressante par la nature du sujet abordé et par son accrochage, cette exposition avait pour complément la vidéo La Réserve, projetée pendant 17 minutes lors d’une performance intitulée Relation, soit une lecture mise en scène par l’artiste associée à une projection d’images dont le magnifique fond acoustique avait été réalisé par le conjoint de l’artiste, le musicien Mirko Sabatini, en collaboration avec Antonio Borghini au Musée des beaux-arts de Montréal et à la Galerie de l’Université Concordia, respectivement le 22 et le 23 novembre 2012.

Le nœud originel

À proprement parler et sans vouloir faire tomber qui que ce soit dans un quelconque désarroi, l’exposition incitait le regardeur à se questionner sur la signification de l’expression « le poids des objets ». Fait-elle référence au concept de pesanteur physique des choses établi par l’artiste sous les yeux du spectateur, ou bien rappelle-t-elle plutôt une dimension symbolique liée à l’interprétation sémantique que ces objets recèlent ? Dans ce dernier cas, par exemple, le concept de mémoire s’appuie sur l’agencement d’objets apparemment chargés d’émotions diverses : celles qu’un individu (dans ce cas-ci le donateur) a pu éprouver au cours de sa vie et celles qui appartiennent à une collectivité donnée dont la connotation symbolique confère aux choses ainsi accumulées la valeur d’objets de collection. L’objet tout court de la vie de tous les jours que l’artiste transforme en objet esthétique est l’objet ready-made si longuement vénéré par les avant-gardes modernistes et postmodernistes européennes et si bien intégré dans les différents langages esthétiques du XXe siècle. Mais, d’un autre point de vue, cet objet ne devient-il pas le prolongement d’une mémoire collectivement tributaire d’une technique de fabrication qui, en l’occurrence, reflète les aspects de la vie de la société occidentale actuelle incluant l’écologie, la surproduction, le consumérisme, etc. ?

Voici donc des objets disparates, oubliés par leurs propriétaires dans les entre-coins de leurs maisons, mais recueillis par l’artiste lors de ses résidences et de ses voyages. Tel est le cas du Projet Stanstead ou comment traverser la frontière (Galerie Foreman, février 2012), dont les images sont transmises autant dans les photo­graphies présentées dans la galerie que dans les séquences vidéo de la performance de l’artiste au Musée des beaux-arts de Montréal. Objets usagés, leurs qualités formelles, chromatiques et sémiotiques imposent à l’artiste des mises en scène photographiques inhabituelles : Portrait de famille donne à voir un amas de bibelots et de jouets qui « posent » comme les membres d’un groupe social particulier ; Pantoufles présente des chaussures usées et superposées au premier plan d’un paysage montagnard. Ces compositions offrent à qui sait « prêter l’oreille » des fragments de discours où les objets parlent d’eux-mêmes en sourdine et « racontent » l’histoire de leur vie. En suivant le circuit suggéré par l’artiste dans la galerie, le visiteur engage son corps dans le processus créatif si bien que l’œuvre peut finalement être perçue comme la résultante d’une chaîne de relations sociales entre plusieurs acteurs. Ce n’est pas peu dire, car le visiteur, dernier acteur de la chaîne, est non seulement appelé à intervenir dans le rangement et la disposition de certaines photos marouflées sur des cartons vernis et exposées sur les étagères rivées au mur de la galerie, mais encore invité à construire le sens de l’œuvre, en ordonnant à son gré les photographies selon, par exemple, leur gamme de couleurs, leur ressemblance entre elles ou tout autre classement. Raphaëlle de Groot offre donc le choix au visiteur de s’immiscer dans son œuvre ou, au contraire, de s’en distancier et d’engager alors un processus de réflexion ou de contemplation pure et simple. Dans les deux cas, il remarquera que les objets imprimés sur papier cartonné reproduisent les formes exactes des objets découpés, froissés ou pliés éparpillés à même le sol de la galerie sous forme d’installation (Document) : uniforme militaire, chandail plié avec l’emblème du Canada, étoile russe imprimée sur la poche d’un autre uniforme militaire, robe d’été… Cette accumulation d’objets surannés et encombrants ont peuplé naguère les vies et les espaces physiques de leur détenteur. L’artiste s’est donné comme mission de les soupeser dans son projet intitulé Le poids des objets.

Le dénouement au Musée des beaux-arts de Montréal

Quelle relation peut-il y avoir entre une collection d’objets disparates et incongrus reçus par l’artiste sous forme de don et celle d’un musée d’art, d’ethnographie, d’archéologie ou de tout autre type d’institution ? Voilà la question qui relie l’exposition à la Galerie Graff et la performance de l’artiste au MBAM. Telle est aussi la problématique centrale du projet « Le poids des objets ». Dans sa vidéo Relation, l’artiste présente les liens qui se tissent entre les objets et leurs propriétaires auxquels elle donne la parole tout au long du film. Ceux-ci racontent des fragments de leur vie en rapport avec l’objet qu’ils offrent à l’artiste. « Au cours de ces échanges, commente-t-elle, je me suis rendu compte que l’on faisait porter aux objets tout un poids qui, en fait, ne les concerne pas. Par cette occasion qui s’est présentée à eux, certains participants ont perçu le don comme un investissement. D’une certaine manière, ils se sont délestés de quelque chose qui les agaçait. » Temps réel et temps narratif s’entrecoupent inlassablement pendant cette œuvre performative ; si le temps réel de la performance est marqué par la présence de l’artiste qui explique de vive voix les traits conceptuels qu’expriment certains objets (jalousie, ironie, imagination, attachement, amitié, amour, etc.), le temps narratif de la vidéo, quant à lui, ramène le spectateur dans un espace virtuel, voire fictif, celui où se sont déroulés des actes performatifs de l’artiste, saccadés, entrecoupés, repris et relancés. Ainsi s’ouvre une porte dans l’imaginaire propre à ce projet artistique où les acteurs interviewés décrivent ce qui les rattache à leurs objets : une botte de soldat usée appartenant à une femme qui raconte son service dans l’armée américaine en montrant l’inscription « Tout est dans la botte », une collection de boutons appartenant à une infirmière reçue en cadeau de sa grand-mère, une tirelire en forme de cochon rose, etc. Entassés dans une valise pleine à craquer, les objets prennent ensuite le chemin de l’Europe, dans un village d’Italie où l’artiste s’est arrêtée pour ramasser d’autres objets ; puis, de retour en Amérique du Nord, elle revient au Mexique et, finalement, au Québec. Il est très frappant de constater à quel point elle se plaît à transporter sa collection d’objets, comme un Duchamp qui se promènerait avec sa boîte-en-valise. À chaque arrêt, dans une chambre d’hôtel, elle doit se délester de certains de ses objets qui ne trouvent plus de place dans sa valise, tel un collectionneur obligé de faire des choix lorsqu’il bâtit sa collection.

L’artiste objet-sculpture

Œuvre inédite, présentée pour la première fois au public lors de cette performance, La Réserve s’ouvre sur un paysage hivernal, presque désertique, une rue inanimée à la périphérie d’une ville hérissée de quelques immeubles industriels et d’arbres dénudés. Quelques vols de corbeaux entrecoupent les séquences narratives. La musique de Mirko Sabatini et Antonio Borghini sert de fond acoustique ; elle constitue une œuvre en soi ; un délice musical où le rythme, les modulations et le hasard invitent le spectateur à savourer le caractère visuel d’un temps fictif et éphémère. Les couleurs atonales de la trame sonore réalisées à l’aide de batteries, de petits moteurs, d’élastiques et de plaques s’immiscent dans les formes et les couleurs des objets. Seule, grimpant un escalier, vêtue d’un long manteau dont les grosses poches sont remplies d’objets, l’artiste se déplace tout au long de ce film jusque dans la réserve d’un musée où elle rencontre divers artéfacts entreposés dans des boîtes sur des étagères. Elle y dépose les objets de sa collection puis, se faisant transporter elle-même en tant qu’objet- sculpture sur un chariot dans les couloirs de la réserve, elle se fait déposer sur une étagère et reste couchée à côté de ses objets. Le corps de l’artiste devient dès lors objet de collection qui, comme tout objet, peut tomber dans l’oubli.

Finalement, ce que Raphaëlle de Groot suggère dans ce court métrage, c’est que la relation qu’il peut y avoir entre une collection privée et celle d’un musée est étroitement interreliée et remplie de ressemblances : d’ailleurs, le procédé est le même. Bref, recevoir des dons devient un acte social où les objets se chargent d’un pouvoir symbolique et, de ce fait, comme disait Marcel Mauss1, le don se transforme en un fait social total qui met en jeu la totalité d’une société donnée. Telle est la portée symbolique des actes performatifs et des œuvres vidéographiques de Raphaëlle de Groot. À suivre, cet été, à la Biennale de Venise.

(1) Marcel Mauss, « Essais sur le don » dans : Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.