L’exposition Emanuel Licha | Prendre Pose, réalisée par Marie-Hélène Leblanc pour le Musée régional de Rimouski, propose cinq œuvres récentes de l’artiste franco-québécois : les vidéos War Tourist (2004-2008), R for Real (2008), Mirages (2010), de même que les photos War Tourist in Chiapas (2004) et Bagdad (2009). Sobre, la présentation est au service des installations vidéographiques et photographiques dont elle suggère un parcours, sans pour autant imposer une lecture unidirectionnelle.

Composée de cinq courts films consacrés à des « sites touristiques extrêmes » diffusés sur cinq moniteurs, War Tourist (2008) invite le spectateur à suivre une visite guidée individuelle grâce aux casques d’écoute mis à sa disposition. Le personnage, alter ego invisible de l’artiste (on découvre ses traits dans la photo War Tourist in Chiapas), explore chaque fois une région en ruines. Pour cela, il « recrute » un guide et joue les visiteurs étrangers à la recherche de sensations fortes, filmant, comme le font ces touristes d’un genre particulier, tout ce que le « guide » « révélateur » lui montre : des traces d’impacts de balles sur les murs de Sarajevo aux quartiers de la Nouvelle-Orléans ravagés par l’ouragan Katrina, en passant par les vestiges des camps d’Auschwitz-Birkenau.

Licha questionne notre fascination pour la destruction du monde. Cette « touristisation » de l’horreur fait émerger en filigrane une réflexion sur le voyeurisme et la délectation de la misère de l’autre, autant de moyens permettant surtout de se rassurer en maintenant à distance les dévastations dont nous sommes épargnés. La présence du War Tourist dans des lieux récemment sinistrés crée inévitablement un inconfort chez le spectateur- visiteur ; ce dernier est captivé par ce qu’il découvre, tout en éprouvant l’étrange sentiment de s’observer envoûté, par le truchement de l’incarnation écranique de la persona turistica. Cette œuvre évoque autant l’infamie d’un monde en guerre que la fascination maladive que ce triste spectacle provoque chaque jour.

Cet engouement viscéral pour ce qu’il y a de pire dans la nature humaine, les médias l’exploitent depuis longtemps, eux qui produisent quasi industriellement des images fortes afin d’entretenir un voyeurisme chronique, exigeant toujours davantage d’images-chocs. C’est assurément le propos qui sous-tend les installations Mirages et R for Real, en se donnant pour mobiles les explorations des univers militaire et policier.

R for Real (2008), triptyque déployé à même le sol, propose la construction d’un récit par l’image. L’action se déroule en Dordogne, au Centre national d’entraînement des forces de la gendarmerie. On y répète d’éventuelles interventions en cas d’émeutes urbaines. Ici, la scénographie révèle le dispositif narratif des images en divulguant l’art de composer une « réalité fictionnelle ». Une première séquence présente un paysage urbain anodin. Une seconde montre ce même lieu lors d’une violente confrontation entre émeutiers et forces de l’ordre. Une troisième révèle, à l’aide d’un long travelling arrière opéré par une grue digne d’une superproduction hollywoodienne, qu’il s’agit en fait d’un décor conçu pour mettre en scène ce conflit simulé. Tout semblait si vrai, pourtant…

Mirages (2010) apparaît comme un véritable tour de force dans l’art de la mise en scène grâce auquel Licha parvient à créer, à même le dispositif installatif, des séquences très brèves mais dont la durée suffit pour exposer le fonctionnement de « l’image-spectacle » et pour enclencher, dans l’esprit du spectateur, le germe d’une pensée critique. Cette fois, le décor est Medina Wals, un faubourg de Bagdad reconstitué en plein désert californien (village que l’on découvre aussi dans le cycle photographique Bagdad) ; il sert de centre d’entraînement à l’armée américaine. Ici, c’est Hollywood à son meilleur, avec force déploiement pour rendre plus vrai que nature ce Moyen-Orient de pacotille. À grand renfort de maquillages et d’effets spéciaux, le réalisateur filme la guerre irakienne avec des acteurs et quelques membres de la diaspora irakienne (pour plus de réalisme).

L’installation se déroule en deux temps. En guise d’introduction, un court reportage d’une chaîne de télévision locale sur Fort Irwin est présenté en boucle. Puis, à l’intérieur d’un cubicule mettant en œuvre un dispositif optique savamment calculé, des images (de format 16 / 9, ce qui en affirme le caractère cinématographique) sont diffusées simultanément sur deux écrans mitoyens. Sur l’un, le film de cette guerre ; sur l’autre, des entrevues avec les acteurs de ce spectacle (dont de vrais amputés qui ne sont pas sans évoquer Dead Troup Talks de Jeff Walls) et l’équipe de réalisation. On est à la fois devant une fiction qui se présente comme vérité et dans les coulisses de sa production, qui en authentifie irrémédiablement la nature fictive. Dans ce paradis du faux, on accueille même des journalistes afin de leur montrer les dessous de la guerre irakienne !

Dans ces œuvres comme dans l’ensemble de ses productions récentes, Licha interroge l’art de la représentation et questionne l’image qui se pose en médiatrice transparente du réel. Empreintes d’une forte théâtralité, les expériences immersives qu’il propose forcent le spectateur à prendre conscience que toute représentation du monde est, par définition, un leurre, plus ou moins grand, plus ou moins affirmé, plus ou moins assumé. Et que toute image est fondamentalement fictionnelle. Ce que son art assume pleinement. 


EMANUEL LICHA | PRENDRE POSE
Commissaire : Marie-Hélène Leblanc
Musée régional de Rimouski
Du 27 septembre 2012 au 27 janvier 2013