De son propre aveu, Jocelyn Philibert n’est pas philosophe. Pourtant, si la véritable philosophie commence par la faculté de questionner, l’homme pourrait répondre à ce signalement autant qu’à celui d’artiste. Mais avec l’avantage qu’a ce dernier : plus encore que poser les questions, il peut les donner à vivre, comme disait Rainer Maria Rilke. Son exposition De la nuit en atteste.

Les œuvres, des images photographiques de taille moyenne, présentent des sujets qui pourraient a priori sembler anodins : des bosquets, des arbres, un pont, une rivière et sa berge. « Le jour, explique l’artiste, on ne les remarquerait même pas. Mais, sous l’empire de la nuit, les voilà qui se transforment, ne vont plus de soi, révèlent une autre face de leur nature. » Dans une démarche qu’il apparente à celle d’un archéologue, Jocelyn Philibert arpente cette nature transmutée et la soumet, selon son expression, au « scanner » de l’appareil photo­graphique et de son flash.

Surprise : bien loin de l’approche habituellement hyper réfléchie et de l’équipement sophistiqué des photographes de nature, l’artiste veut avant tout se laisser surprendre et privilégie le hasard en utilisant un simple petit appareil numérique grand public, parfois même manié à l’aveugle. Beaucoup de place est ainsi laissée à l’aléatoire dans les cadrages initiaux, qui se font de la façon la moins calculée possible, presque robotiquement.

Le rôle accordé au hasard lors de cette étape de son travail invite au parallèle avec les principes présidant à l’art calligraphique japonais : spontanéité, fluidité, primauté du geste sur le concept. « Je me reconnais bien dans un courant actuel qui tente d’abstraire le geste créateur de l’ego et de la volonté », confie par ailleurs Philibert. Dans cette perspective, il s’agit avant tout pour lui de mettre en place les conditions pour qu’advienne la création, puis de la suivre et de l’orienter, comme un romancier ses personnages.

Une fois repérés une scène ou un détail qui retient son attention, la « captation » s’amorce : une centaine de clichés, de multiples profondeurs de champ et ajustements de perspective – l’archéologue extrait des ténèbres les fragments, un à un. Puis, de retour à l’atelier, c’est la découverte de toutes les images captées, qui éveillent toujours en lui une forte émotion.

Enfin peut commencer l’étape de la « reconstruction créatrice », assidue, monumentale : multipliant les assemblages et les superpositions des clichés, le travail de précision avec les logiciels prendra une centaine d’heures, au bas mot. La somme de détails dont regorgera l’image finale est colossale.

L’artiste, dont la production s’est aussi déclinée en sculptures et en installations, estime cruciale cette profusion de détails, qui confère à ses images un surcroît de matérialité et de tridimensionnalité. C’est grâce à elles que ce monde nouveau, pourtant puisé à même le réel, peut se dévoiler presque sans fin, jusqu’à frôler la fiction. Cette tension – jamais résolue – entre réalité apparente et univers construit aspire le regard et entraîne la conscience au-delà de la surface de l’œuvre : le voyage commence.

Un voyage qui est aussi le sien : « Avec ce travail, j’en suis venu à étudier la nature avec une extrême attention et à me demander : qu’est-ce que le réel ? L’important pour moi, le plus intéressant, n’est pas de répondre ; c’est de poser la question. » Le mystère court-circuite les idées toutes faites et les définitions faciles.

Évitant le lieu commun d’une approche esthé­tisante, l’artiste se fait à la fois spectateur et révélateur : spectateur d’une beauté paradoxale émanant de l’infinie complexité de ce monde au revers du jour ; révélateur d’une nature redevenue, à part entière, phénomène.

Cette fonction de révélateur qui anime le travail photographique de Jocelyn Philibert a même poussé certains observateurs à y trouver une forme de mise à nu, voire de transgression. Comme s’il était donné de voir quelque chose qui aurait dû rester caché, imprimant un sentiment d’impudeur autant que de surprise.

C’est ainsi à la frontière toujours mouvante entre dévoilement et secret que nous transportent ces scènes à la fois sombres et chatoyantes, denses et épurées ; offertes presque comme des évidences, et pourtant profondément insaisissables. Ne serait-ce là qu’un effet de la nuit ? Sans doute pas, si l’on médite un aphorisme qui inspire l’artiste et sa démarche : « Le jour, le soleil cache autant qu’il ne révèle. »

JOCELYN PHILIBERT DE LA NUIT
Galerie Simon Blais, Montréal
Du 12 mars au 12 avril 2014