Vénetia nous accueille, Sandra Giasson-Cloutier, Isabelle Lapierre, Ézéchiël Nadeau et moi, dans un jardin où elle a savamment orchestré et échelonné les récoltes, déposé les parfums du lilas au printemps puis de l’asclépiade en juillet, et laissé la morelle douce-amère entrelacer la vigne. Des sculptures de céramique s’alignent face à la porte de la maison, tandis que d’autres côtoient les plantes. Elles rivalisent d’exubérance : jardins baroques mariant biologies humaines, végétales et animales. Une douzaine de verres et de tasses encombrent la table ronde, drapée d’une image pleine de chairs difformes générée par ENRI, une intelligence artificielle entraînée sans Internet. Les récipients se remplissent de kombucha au trèfle, de vin puis de tisane à la framboise, et recueillent nos paroles, nos rires et nos gestes, de même que le crépitement d’un feu et les rayons obliques du soleil.
Chacun·e a apporté un objet ou un écofact choisi intuitivement. Sandra nous montre un bulbe de tissu blanc lustré, orné de perles, qu’elle a utilisé dans une performance et discrètement incorporé à une imposante œuvre textile rappelant une méduse. L’objet, soigneusement confectionné, fait écho aux rituels privés de cette artiste. Le « moineau mort » d’Isabelle, un volant de badminton jaune fluo abîmé, est aussi déposé au centre de la table, avec une tige de chicorée cassée par un récent orage. Les objets brisés ou mis au rebut renferment un pouvoir non utilisé, selon Isabelle, qui les intègre ou les transforme en conservant leur porosité et leur caractère périssable. Ézéchiël, pour sa part, a cueilli une plante aux fleurs violettes durant son trajet et traîne une multitude de pièces en céramique et en plâtre assemblées tout juste avant la rencontre. En cohérence avec sa pratique ponctuée de rituels cycliques, de gestes d’entretien et de réparation, iel « rapporte, en mieux » une céramique de Vénetia qu’iel avait accidentellement cassée.
FIGURES, OMBRES ET FUMÉE
Personne ne revendique formellement le statut de sorcière ou de chaman·e. Ces postures sont toutefois évoquées ou endossées par certain·e·s. Au fil de performances rituelles inspirées de l’écoféminisme et de la sorcellerie1, Sandra s’imprègne successivement d’archétypes appartenant à sa propre cosmogonie, revêtant les habits de la Prêtresse, de l’Ensemenceuse, de la Tisseuse… chacune associée à une saison et à des éléments naturels, porteuse de potentiels transformateurs spécifiques. Bien que certains de ses alter ego rappellent le tarot, l’artiste précise que sa cosmogonie s’élabore à travers un processus créateur inextricablement lié à des expériences de vie significatives. Les personnages émergent de rêves, de séances de focusing2, d’immersions en nature ; puis s’étoffent par l’écriture et lors de la conception de leurs vêtements respectifs.
Pour sa part, Isabelle joue avec les figures de chaman·e, de médium ou de trickster. Dans son dernier projet, sur Hildegarde de Bingen, elle s’identifie notamment à l’abbesse mystique, agissant « comme si », avec attention, intention et une pointe d’autodérision. Sa démarche multidisciplinaire s’appuie entre autres sur le pouvoir du dedans de Starhawk3 et sur la magie du chaos : le premier est une puissance intérieure qui rayonne4, la seconde se concrétise dans des œuvres où des symboles de la tradition occulte ou religieuse côtoient des objets du quotidien, des rebuts et des références à la culture contemporaine, établissant des relations entre des univers et des éléments disparates, voire opposés. Cet aspect de son travail se rapproche de la démarche d’Ézéchiël qui, désirant adopter une posture non identitaire, se perçoit comme médiateurice entre des réalités ne pouvant, autrement, se manifester simultanément.
À travers une approche interdisciplinaire, Ézéchiël endosse justement une attitude de magicien·ne, d’illusionniste habile à manipuler les codes culturels et de genre et à transformer les apparences. Ses performances et ses installations mettent l’accent sur leur propre opacité et les artifices qui y sont déployés, alors que se constitue, de manière souterraine, un savoir occulte qui ne cesse de s’éroder. Iel travaille à petite échelle, près de la main, près de l’éphémère, près du « tomber pour toujours, [du] tomber en morceaux5 ». Ses sources, multiples et éclectiques, combinent Le manifeste des cybersorcières de Lucile Olympe Haute6, des ouvrages de sorcellerie populaire, des essais féministes et queers… en dialogue avec un univers symbolique idiosyncratique.
Un foisonnement de sources informe également la démarche de Vénetia, qui s’appuie autant sur les savoirs ancestraux de la céramique et de l’horticulture que sur les technologies émergentes, les mathématiques et la physique7. Le titre de chaman·e anarchiste qu’on lui a déjà attribué s’accorde harmonieusement avec sa manière irrévérencieuse de combiner ces disciplines. Toutefois, l’artiste se décrit plutôt comme un être indéfini et insaisissable agissant dans l’ombre, tel un agent secret. Elle enchaîne d’ailleurs les phrases suspendues ou laconiques, les digressions, les détournements et les provocations, entretenant l’imprévisibilité et la clandestinité nécessaires à l’accomplissement d’une mission d’infiltration.

V
énetia, Autoportrait VulveGlaire (2021). Céramique émaillée, bois traité par carbonisation (technique japonaise du shou sugi ban), tissu à motif léopard. Photo : Vénetia
LA FABRIQUE DES RITUELS
Par le biais de procédés artisanaux ou d’assemblages bricolés, les artistes concrétisent une vision imprégnée par le nouveau matérialisme8 et l’animisme. L’objet, ou la matière, possède une agentivité, une conscience et une vie propre. Il se charge aussi des intentions, des gestes, des histoires qui le traversent, et est apte à les transmettre à travers le langage plastique. Ézéchiël souligne, par exemple, combien sa fascination pour les propriétés du plâtre a contribué à la formation de sa pensée. Devant une installation d’Isabelle, l’ambiguïté persiste à savoir ce qui a été volontairement placé, ce qui résulte d’une action performative ou ce qui est simplement là, l’écosystème ainsi créé semblant s’étendre et inclure des éléments hétérogènes. Le caractère systémique des œuvres et un penchant pour l’hybridation sont communs à l’ensemble de ces pratiques qui brouillent et contestent les catégories, les limites (entre le vivant et l’inerte, entre l’humain et les autres êtres) et explorent la porosité entre divers éléments.
Les artistes portent intrinsèquement une attention, à la fois précise et ample, aux gestes posés et à ce qui est présent, en soi et autour de soi, au moment où iels œuvrent. Sandra s’interroge ainsi sur ce qu’elle inscrit dans un vêtement lorsqu’elle se presse de le terminer, ou qu’elle écoute des baladodiffusions plutôt que d’entretenir un état de présence tout au long du processus. En revanche, la frontière entre magique et profane, difficile à tracer, semble caduque pour Isabelle, tout comme pour Ézéchiël, qui ajoute que les tentatives de ritualiser le quotidien à l’aide de marqueurs comme l’encens et la musique confèrent parfois un aspect kitsch et cliché à une situation, en raison de la marchandisation dont ils font l’objet.
ENTRE-MONDES
Ce commentaire suggère une certaine ambivalence, même chez ces artistes dont la pratique entretient une relation étroite avec la magie. Pourtant, Sandra, Isabelle, Ézéchiël et Vénetia manipulent des références esthétiques ou symboliques et intègrent des principes occultes avec une attitude à la fois consciencieuse et distanciée, insistant sur la nature artistique de leur démarche sans prétendre maîtriser entièrement ces connaissances ni contrôler, ou même saisir, l’ensemble des effets qu’iels produisent. Assez répandue dans la population occidentale, cette réserve provient peut-être des perturbations et des ruptures survenues dans la transmission des savoirs. Silvia Federici le démontre éloquemment en décrivant la répression et la dévaluation de la sorcellerie qui a accompagné l’instauration d’une société rationaliste, capitaliste et patriarcale9. Maintenir le contact avec l’invisible nécessite, pour un·e chaman·e vivant dans une société animiste, un ensemble de gestes quotidiens exécutés en privé, en plus des cérémonies réalisées en public10. Y parvenir dans un contexte désenchanté exige de consacrer un temps considérable à ces pratiques improductives ainsi que des efforts de déconstruction et une vigilance soutenue.
Bien qu’en principe, comme le souligne Vénetia, un rituel correctement exécuté est effectif, le résultat dépend aussi des forces présentes dans l’environnement. « Tout te dépasse », reconnaît Isabelle. Sandra évoque la nécessité d’entretenir l’énergie vitale requise pour ses incarnations en dormant en forêt, en réalisant des autels avec des résidus générés par la création d’habits, etc. Selon elle, son travail artistique réside peut-être principalement dans cette part, obscure, dans laquelle s’enracine la présence de la performance. Isabelle souligne, de son côté, que l’art est une source et un espace privilégié de manifestation de la magie. Le rituel s’inscrit ainsi à l’intérieur du processus créateur, dans la répétition des gestes de collecte, de nettoyage d’objets ; dans le travail d’atelier qui est, en soi, méditatif. L’attention et la conscience qui se développent par ce type de pratiques permettent en outre de réenchanter le regard au quotidien. Vénetia illustre : « Ça s’opère tout le temps, c’est tout le temps là. On parle de magie : est-ce qu’on devrait parler du fait que la plupart des gens ne la voient pas ? Le rituel, c’est sortir dehors cueillir des framboises, c’est quand on va se coucher, c’est dans les rencontres, dans la bûche qu’on met au feu… »
DÉTRESSES ET ENCHANTEMENTS
Les pratiques artistiques de Sandra Giasson-Cloutier, d’Isabelle Lapierre, d’Ézéchiël Nadeau et de Vénetia se conçoivent à l’intérieur du monde et des systèmes qui l’organisent : elles l’interrogent, s’en nourrissent et s’y heurtent en permanence. La façon d’être que ces artistes manifestent et leur manière de créer — incluant des processus et des rituels aussi bien privés qu’invisibles — participent au sens même de leur œuvre. Elles construisent, transmettent et appellent un ensemble complexe d’éléments esthétiques et éthiques dont nous avons infiniment besoin pour créer du sens et des relations dans un contexte de plus en plus menaçant. Telles des lignes de désir, ces pratiques creusent les contours d’un monde vibrant et habitable.