L’exposition ᑐᓴᕐᓂᑐᑦ Tusarnitut! La musique qui vient du froid, présentée au Musée des Beaux-arts de Montréal (MBAM), explore la richesse des formes musicales inuit et leur expression dans les arts visuels. Adoptant un regard intermédial, interdisciplinaire et diachronique, Tusarnitut! nous invite ainsi à découvrir les transformations et les innovations qui ont touché les concepts et les pratiques en musique et en arts visuels inuit au fil du temps.

Ce projet d’exposition vient concrétiser plusieurs réalisations récentes liées à la collection d’art inuit du MBAM. Jean-Jacques Nattiez, musicologue et professeur émérite de l’Université de Montréal, fait don en 2019 d’une collection d’une trentaine d’estampes et de sculptures, toutes illustrant plusieurs formes musicales inuit. La même année, le musée fait l’acquisition d’une installation de l’artiste originaire de Kuujjuaq Nancy Saunders, aussi connue sous le nom de Niap. ᑲᑕᔾᔭᐅᓯᕙᓪᓛᑦ Katajjausivallaat, le rythme bercé (2018) a ainsi été la première installation produite par une artiste inuit à rejoindre les collections du musée, ouvrant alors l’institution à l’inclusion de nouvelles techniques explorées par les artistes inuit contemporains. Pour cette œuvre, Niap puise son inspiration dans les pratiques traditionnelles du katajjaniq (le chant de gorge) et de la sculpture, tout en réactualisant leur mise en pratique. Finalement, le musée engage en 2019 l’anthropologue inuit Lisa Qiluqqi Koperqualuk en tant que conservatrice- médiatrice de l’art inuit. Son mandat vise alors à ancrer les œuvres de la collection dans des régimes d’historicité et des épistémologies inuit tout en développant les liens entre le musée, les organismes et les communautés inuit au Québec. De cette synergie émerge une exposition sur les croisements entre musique et arts visuels, dont une première version aurait dû être présentée à l’occasion du festival de printemps de Monte-Carlo en 2020. À la suite de la crise provoquée par la pandémie de COVID-19, la manifestation a été annulée. L’exposition est donc présentée pour la première fois dans sa forme actuelle au MBAM.

Tusarnitut! est tout d’abord un panorama circumpolaire de la créativité musicale inuit, nous emmenant dans divers lieux de l’Inuit Nunaat1, les territoires inuit s’étendant du Groenland à la Tchoukotka (en Russie), et à divers moments de l’histoire. Plusieurs formes musicales sont ainsi présentées par un ensemble d’estampes, de sculptures, d’instruments, d’objets de la culture matérielle et d’archives audiovisuelles. Des chants des angakkuit (chamans) au katajjaq2 (chant de gorge), en passant par la tradition des pisiit (récits chantés) et du qilaujjaniq (danse à tambour), nous découvrons ainsi un environnement créatif sonore dans ses dimensions sociale, culturelle, spirituelle et écologique. Une deuxième salle s’attarde sur l’impact des contacts coloniaux et des échanges culturels, faisant référence par exemple à l’introduction de l’accordéon, à l’influence du christianisme, ou encore à l’investissement des artistes inuit dans plusieurs genres musicaux contemporains.

Karoo Ashevak, Sans titre (Joueur de tambour) (vers 1973) MBAM, achat, don de L. Marguerite Vaughan © Fiduciaire public du Nunavut. Succession de Karoo Ashevak. Photo : MBAM, Christine Guest
Davie Atchealak, Sans titre (Joueur de tambour) (vers 1996) Serpentine, 57 x 43 x 31 cm. Collection Lois et Daniel Miller. Photo : MBAM, Christine Guest

C’est particulièrement frappant dans la représentation du danseur au tambour et des chanteuses de gorge : la gestuelle, les regards, le bras levé prêt à frapper le tambour, autant de détails évoquant l’importance pour les artistes d’une factualité technique, afin de rendre compte de l’univers évoqué par la musique.

La pertinence de cette exposition, au-delà du panorama dressé, se situe dans l’exploration des liens possibles entre musique et arts visuels, et par là dans la proposition de formuler une histoire inuit des arts par les arts. La première partie de l’exposition souligne plus particulièrement comment les récits s’entrecroisent d’une pratique à l’autre. La section consacrée à l’angakkuuniq (chamanisme) et aux pisiit – des récits chantés ou déclamés au rythme du tambour – présente ainsi plusieurs œuvres donnant forme à ces chants, en illustrant les pratiques spirituelles, la vie quotidienne, ou encore des anecdotes biographiques. Tusarnitut! Constitue ici un retour aux récits tels qu’ils sont racontés par les artistes sous plusieurs formes, dont certains sont inédits pour le musée. L’exposition explore aussi comment les artistes visuels ont puisé dans la gestuelle et la performativité de la création musicale, se faisant ainsi les porteurs de savoirs mis en danger au XXe siècle. L’art contemporain inuit, tel qu’il arrive sur les marchés de l’art durant la deuxième moitié du XXe siècle par le biais de la sculpture, de l’estampe, du dessin ou encore de la tapisserie, offre alors un espace de préservation des savoirs, des savoir-être et des savoir-faire. C’est particulièrement frappant dans la représentation du danseur au tambour et des chanteuses de gorge : la gestuelle, les regards, le bras levé prêt à frapper le tambour, autant de détails évoquant l’importance pour les artistes d’une factualité technique, afin de rendre compte de l’univers évoqué par la musique.

Dernier point de croisement entre arts visuels et musique : l’adaptation, l’innovation et la résistance à l’assimilation qui imprègnent l’ensemble de la créativité contemporaine. Plusieurs de ces formes musicales et artistiques ont été profondément impactées par les contacts coloniaux, par l’évangélisation et par les stratégies d’assimilation. Par exemple, les savoirs liés aux angakkuit – qui étaient porteurs de savoir, leaders spirituels, guérisseurs et chefs culturels – ont été la cible des missionnaires et des agents coloniaux, avec pour conséquence l’érosion de la pratique des chants et de la danse au tambour qui accompagnaient leurs interventions. Toutefois, un message récurrent au fil des parcours est la résilience des Inuit face à ces pressions, l’adoption et l’adaptation de nouveaux instruments et de nouveaux genres musicaux, et la revitalisation des formes traditionnelles. Ainsi, alors que le katajjaq avait connu un déclin dans la deuxième moitié du XXe siècle, il regagne en popularité grâce à des musiciennes qui l’actualisent sous de nouvelles formes et par le prisme d’influences musicales contemporaines. L’installation de Nancy Saunders conclut avec justesse et poésie cette exposition polyphonique où se sont entrecroisées techniques, disciplines, périodes et perspectives artistiques : trois sculptures en stéatite semblent suspendues dans les airs et sont accompagnées d’un enregistrement de chants de gorge, rassemblant en une expérience esthétique l’ensemble des dialogues tissés par les commissaires.

Afin de compléter cette visite par une découverte de la scène musicale contemporaine, nous vous conseillons d’écouter l’épisode spécial de l’émission Minotan! sur les musiques inuit et l’exposition Tusarnitut! sur les ondes de Radio-Canada3

1 L’Inuit Nunaat désigne l’ensemble des territoires inuit (incluant le Groenland, l’Alaska, et la Tchoukotka). Les territoires inuit au Canada (le Nunatsiaviut, le Nunavik, le Nunavut, et la région désignée des Inuvialuit) constituent l’Inuit Nunangat.

2 La pratique du chant de gorge est connue sous plusieurs noms, selon les variantes régionales.

3 Minotan!, « Rattrapage du 3 déc. 2022 : Spéciale musiques inuit – expo Tusarnitut du Musée des beaux-arts de Montréal », disponible sur Radio-Canada OHdio.


(Exposition)

ᑐᓴᕐᓂᑐᑦ TUSARNITUT! LA MUSIQUE QUI VIENT DU FROID
COMMISSAIRES : JEAN-JACQUES NATTIEZ
ET LISA QILUQQI KOPERQUALUK,
EN COLLABORATION AVEC CHARISSA VON HARRINGA
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL
DU 10 NOVEMBRE 2022 AU 12 MARS 2023