En profitant des 50 ans du Musée d’art contemporain de Montréal pour inviter John Zeppetelli, son directeur et conservateur en chef, à élaborer une exposition composée d’œuvres contemporaines du MACM et du MBAM, Stéphane Aquin, conservateur de l’art contemporain du MBAM a expliqué qu’il tendait la main à un partenaire guidé par la mission commune qui consiste à « enrichir la vie de nos concitoyens ». « Placées côte-à-côte, remarque John Zeppetelli, des œuvres qui ne semblent pas avoir de relation commune voient surgir une relation inattendue. »

Le premier effet rafraîchissant (et voulu) de cette initiative est d’aller à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les deux musées œuvrent l’un contre l’autre. Le fait que les deux musées aient acquis au fil des ans des œuvres correspondant à leurs axes de force respectifs – davantage de multimédia et de performance live du côté du MACM, davantage d’œuvres liées aux disciplines des beaux-arts du côté du MBAM – justifie d’autant plus l’exposition concertée où les pièces marquantes de chacun deviennent complémentaires et peuvent dialoguer pour le plus grand plaisir des amateurs d’art contemporain.

La présence de la figure

Le binôme inaugural formé par les quatre vidéogrammes réalisés en 1968 par Bruce Nauman faisant face aux 32 photographies de Françoise Sullivan prises durant sa Promenade entre le Musée d’art contemporain et le Musée des beaux-arts de Montréal (1970) est à la fois un clin d’œil, puisqu’il fait directement allusion à la thématique de l’exposition (celle du passage d’un musée à l’autre), et un choix emblématique judicieux : il ramène à l’époque clé où un groupe d’artistes dont Bruce Nauman faisait partie – et que H. Szeeman avait si judicieusement rassemblés dans l’exposition When Attitudes Becomes Form (1969) – créent en rappelant que la production de l’art n’est pas d’abord celle d’artefacts destinés au marché. Dans les images en boucle des gestes et des pas de Nauman dans un espace fermé où il se livre à une caméra qui semble l’épier ou dans la pérégrination de Sullivan, le corps est proposé, revendiqué même, comme premier matériau de l’œuvre. La complémentarité des œuvres réside tant dans leur minimalisme gestuel que dans leur questionnement direct de la légitimité du geste artistique. Sur le plan formel, la scansion de la marche suggérée par l’alignement des 32 photos fait écho aux mouvements saccadés, au piétinement de Nauman.

Ce qui frappe d’emblée dans la grande salle faisant suite au binôme Nauman-Sullivan, c’est la présence de la figure. Celle-ci traduit un questionnement de l’artiste, mais aussi du regardeur. Le double portrait filmé de l’actrice Isabelle Huppert (Gary Hill, Loop Through, 2005) produit, par la fixité de son regard, un effet désorientant tout en semblant presque surveiller le visiteur. L’œuvre est mise en relation avec un portrait féminin (John Currin, Sœur, 1992) qui fait partie d’une série où Currin a cherché à représenter des femmes d’âge mûr sous une forme à la fois classique et un peu éthérée. « Ces femmes reflétaient ma situation de peintre », précise Currin. Que la figure se dissimule (Karel Funk), se robotise (Jana Sterbak, Generic Man, 1987-1989), s’autoscénarise (Cindy Sherman, Sans titre #153, 1985), les stratégies pour interroger les limites de l’identité sont nombreuses. La mise en relation de l’œuvre de Sherman avec le grand tableau de Shearer amène à méditer sur la dimension artificielle de la ressemblance : sa propre incarnation de la victime étendue est construite à partir d’images de vraies victimes tout comme l’image de Shearer est peinte d’après une réalisation préalable au fusain de caractères typographiés. Des deux œuvres émane aussi une grande violence. Le duo Gilbert & George est certainement celui qui a poussé le plus loin le concept de l’autoreprésentation, en supprimant la démarcation entre l’œuvre et l’artiste (Red Morning Bhuna, 1977). À travers les imposants montages photographiques de panneaux dont ils sont le motif central, et qui sont devenus leur marque de fabrique, ils se sont autoproclamés « sculptures vivantes » et ont abordé les sujets les plus provocateurs tout en se donnant des allures conformistes. Plus modeste à leurs côtés, l’autoportrait de Suzy Lake composé de photographies maquillées interroge de façon subtile et moins tapageuse le degré de vérité de l’image identitaire.

Le bouddha de Nam June Paik trônant au milieu de la salle (TV Buddha III, 1974) est intéressant à plus d’un titre : outre qu’il rappelle l’intérêt tôt marqué par le MACM pour les artistes travaillant avec les nouveaux moyens de communication, il met de l’avant par le truchement de cette antique figure de bouddha assise indéfi­niment devant sa propre image des problématiques qui se retrouveront au cœur de maintes expositions en art contemporain : le rapport entre l’Occident et l’Orient, la relation entre le transcendantal et la technologie.

Le corps absent

Dans un tout autre registre, jouant sur la distanciation, le Tilleul miniaturisé de Honert (mis en relation avec le Carton II de Liz Magor, 2006) propose l’identité comme quelque chose qui se dévoile à travers un souvenir (le tilleul comme abri de l’enfance) ou une pile de vêtements superposés à des cigarettes empilées (Liz Magor, Carton II, 2006), suggérant un environnement anxiogène.

L’espace généreux accordé à chaque pièce tout au long du parcours permet leur appréciation avec tout le recul nécessaire, sans parler du plaisir de méditer sur les connivences proposées : de celles-ci, la logique ne s’impose pas toujours, ce qui amène le visiteur à s’interroger davantage sur d’autres aspects de l’œuvre. Ainsi, la mise en relation de l’œuvre de la magistrale installation de Louise Bourgeois (Red Room – Child, 1994) avec le petit tableau de Betty Goodwin (Pieces of Time V, 1996) surgit comme une belle surprise, comme une connivence qui réactive de façon efficace l’univers émotivement chargé de Goodwin que l’on a en tête, au-delà du rapprochement simple des deux œuvres par le motif de la spirale. Tant Goodwin que Bourgeois ont l’art d’évoquer, malgré le corps absent, les difficultés d’être, la fragilité de l’existence. Durant les années 1990, Louise Bourgeois a réalisé plusieurs de ces « cellules » pièges pour l’œil, ces petits théâtres de drame reconstitués à partir des ingrédients de l’enfance, dont les éléments multiples et hétéroclites (fils, bobines, objets, mains et avant-bras) aspirent et repoussent en même temps le regard.

Avec The Quarrel (Jeff Wall, 1988), I Can’t Hear You (Tony Oursler, 1995), How We Would Talk (Dana Schutz, 2007), le visiteur est plongé dans une atmosphère beaucoup plus sombre et conflictuelle : rester plus de trois minutes près des visages grimaçants et anxieux des personnages de Tony Oursler dont on entend un « You don’t control me! » répété en boucle comme une imprécation est une véritable épreuve, tant l’ensemble est puissant. De même pour l’image Rat Poison Suicide (de la série The Morgue) (1992) de Andres Serrano. L’art peut venir à nous comme une parenthèse de lucidité nécessaire. L’absence de toute sentimentalité qui caractérise cette sélection d’œuvres tournées vers la mort, la perte et le conflit accentue leur côté tranchant. Plus apaisante, l’installation de Bill Viola (The Sleepers, 1992), composée de sept barils renfermant des dormeurs, confirme la place majeure que cet artiste occupe dans l’art contemporain et la pertinence de l’acquisition d’une telle pièce dans la collection du MACM. Le thème de l’eau, symbole de la naissance mais aussi de la mort, se retrouve de façon plus ludique et poétique dans Femme de pluie de Pipilotti Rist (1999) composée d’images projetées sur un fond comportant un module de cuisine et montrant une femme nue couchée sur un lit végétal, qui semble en osmose avec l’ordre naturel.

Mutatis mutandi

Dans l’avant-dernière salle, les propositions de dialogues entre les œuvres ont clairement pour thème le rapport charnel du corps à son environnement : la main moulée, littéralement inscrite dans le tronc de l’arbre (I have Been a Tree in the Hand, 1984-1991), condense à elle seule toute l’œuvre de Giuseppe Penone, d’où son importance dans la collection. Les motifs de l’empreinte et la trace, au cœur du travail de Penone, se prolongent dans Rubis de Geneviève Cadieux, mais aussi, de manière plus dramatique, dans la forme allongée (Marc Quinn, Coaxial Planck Density, 1999) au pied du monumental géant d’Altmejd. Moulage en plomb du corps de l’artiste, son aspect d’enveloppe évidée renvoie à la disparition ou à la mue. Un peu en « dernier recours », l’œuvre dialogue avec le Dernier soupir (2012) de Rafael Lozano-Hemmer, qui cache sous son aspect dérisoire de respirateur artificiel fait à l’aide d’un sac de papier, le projet ambitieux de permettre au souffle de la chanteuse octogénaire du Buena Vista Social Club de continuer à « respirer » même après sa mort.

Le pari du tout unifié au départ de parties distinctes semble largement tenu par 1+1=1 : ce qui ressort au terme de la visite, c’est moins l’appartenance de chaque pièce à telle ou telle institution ou à l’une ou l’autre catégorie de l’histoire de l’art que la capacité de chaque œuvre soigneusement choisie à faire réfléchir – seule et en duo – sur les thèmes essentiels de l’art contemporain que sont l’identité, la relation individu-société, l’amour et la mort, le rôle de l’art et la place de l’artiste, et les mutations du corps. On attend avec impatience le moment où le MACM retournera au Musée des beaux-arts son invitation.

1+1=1
QUAND LES COLLECTIONS DU MUSÉE DES BEAUX-ARTS ET DU MUSÉE D’ART CONTEMPORAIN DE MONTRÉAL CONVERSENT
Commissaires : Stéphane Aquin et John Zeppetelli
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 22 février au 15 juin 2014