36e Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul
Quand l’art pense le politique

Le 36e Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul a eu pour thème L’art et le politique, un sujet souvent repris en arts visuels, mais galvaudé la plupart du temps. Cette fois-ci, en regard des intentions de la directrice artistique Sylvie Lacerte, docteure en Études et pratiques des arts, ce thème nous semble pertinemment exploité. Sans conteste, c’est avec grand courage, au sein du champ des arts visuels, souvent frileux à cette problématique de l’art politique engagé, que Lacerte dénonce les grands maux du 21e siècle. À ce sujet, elle nous dit que le symposium de 2018 fait écho au Sommet du G7, qui a eu lieu dans la région de Charlevoix au printemps dernier. Elle affirme que « [c]ette conjoncture n’est pas banale. Au G7, il aura été question, entre autres, de “faire avancer l’égalité des sexes, de lutter contre les changements climatiques et de promouvoir le respect de la diversité et de l’inclusion”. Qu’en retiendra-t-on vraiment quelques semaines plus tard ? Les chef d’État les plus puissants d’aujourd’hui sont-ils prêts à s’engager véritablement dans la résolution de ces enjeux majeurs ?1 »
À la lumière de ce contexte où toute protes- tation, manifestation et volonté de prise de parole ont été contrées par d’immenses barricades de métal, par la présence d’un nombre considérable de policiers ultra-armés et par des dépenses militaires de tout acabit – comme si l’on était en temps de guerre – nous sommes tentés de considérer que les chefs d’État ne comptent pas entendre les populations et, encore moins, se pencher sur leurs revendications. Tout porte à croire que la prise de conscience et la reprise en main de sa propre vie demeurent d’actualité.
Tout se passe comme si l’on était au cœur d’une guerre sociale. C’est du moins ce que nous porte à croire Sylvie Lacerte qui affirme que «[n]ous sommes les témoins quasi impuissants des bouleversements et des conflits armés subis par une partie de la planète. Les États-nations sont à se redéfinir, les théocraties et les régimes répressifs prennent l’avant de la scène géo- politique, mais la résistance commence déjà à s’exprimer. L’économie globalisée et délocalisée a métamorphosé le marché de l’emploi et de la (sur)consommation, le capitalisme sauvage fait sa loi, accentuant l’écart entre les riches et les pauvres2 ». La commissaire se réfère à la dynamique politique planétaire complètement transformée depuis les événements tels la chute du mur de Berlin, la répression armée de la place Tian’anmen, les attentats du 11 septembre, « l’amorce du laborieux et douloureux processus de réconciliation avec les Premiers Peuples et l’accueil des réfugiés3 ».

Symposium 2018
Photo : René Bouchard
Voilà qui est dit. Au-delà de ces constats, Sylvie Lacerte soulève également des questions. «Comment appréhender un nouveau modèle sans tomber dans la paranoïa qui attise la propagande ?4 », nous demande-t-elle. C’est en effet inquiétant. Par exemple, nous assistons en ce moment à la montée de la propagande d’extrême droite ainsi qu’à la radicalisation du mouvement un peu partout dans le monde. Face au portrait dressé par la directrice artistique, nous comprendrons qu’elle invite les artistes à se pencher sur les multiples défis que rencontre l’être humain en ce qui concerne son droit à exister avec dignité. Les artistes, à l’aide de leurs œuvres, pensent à une résistance possible, à la dénonciation de certains faits et aspirent à l’avènement d’une meilleure ou d’une plus grande conscience sociale et politique de la part des individus. Lacerte a sélectionné scrupuleusement et convié treize artistes – au regard de leur propre démarche politisée – et les a invités à réaliser des œuvres au cours d’une résidence qui a duré tout le mois d’août. Issu.e.s de différentes disciplines, régions du monde et générations, elles et ils sont: Shelley Miller, Gali Blay, Gabrielle Lajoie-Bergeron, Maryse Goudreau, Marie-Christiane Mathieu, Marie-Hélène Parant, Leila Zelli, Lianne Ho, Ari Bayuaji, Jean Brillant, Laurent Gagnon, le duo Eddy Firmin et Frédéric Laforge et Michael Love. Nous avons identifié, sous toute réserve de possibles imprécisions, cinq sous-thématiques majeures : postcolonialisme et identités plurielles, féminisme et figures d’émancipation, conflits et guerres, protection de l’environnement, aliénation et conscientisation politiques.
Postcolonialisme et identités plurielles
Ari Bayuaji aborde les thèmes de la sécurité et de l’ouverture à l’autre à travers la porte, un objet qui permet de se mettre à l’abri lors d’un possible danger et qui évoque ici les migrations des populations en voie de se construire de nouvelles identités. Quant à lui, le duo Laforge/Firmin travaille sur la notion d’hybridation culturelle et remet en question le concept d’appropriation culturelle. L’enjeu de l’appropriation culturelle, selon les termes de la commissaire, « leur apparaît d’ailleurs trop souvent instrumentalisé, au profit d’une vision colonialiste ou, au contraire, au bénéfice d’un discours où l’individu est enfermé dans sa dimension ethnoculturelle5 ». Toujours dans la veine d’un discours postcolonial, Shelley Miller s’inspire des azulejos6 pour créer des murales éphémères, entièrement faites de sucre et représentant des caravelles et des bateaux négriers peints à la main à l’aide d’encres comestibles. L’artiste aborde l’histoire de la production du sucre, de ses liens avec la colonisation, c’est-à-dire au fait que d’anciens empires ont réduit des êtres humains en esclavage sur d’autres continents, à l’exemple du Portugal, en Afrique et en Amérique du Sud (Brésil). Pour mieux casser du sucre sur le dos des acteurs de ces horribles histoires, l’artiste aborde les contraintes liées à la consommation et au pouvoir, nouvelles formes d’esclavage et d’oppression, ainsi que le clivage entre les pauvres et les riches. Sa nouvelle murale montrera la violente dichotomie entre certaines réalités actuelles: des bateaux de croisières de luxe voguant sur la Méditerranée indifférents devant les canots pneumatiques débordant de réfugiés syriens, à titre d’exemple. «On ne peut plus simplement parler de pays “développés” et “sous-développés”; les autocrates font des profits pendant que les masses meurent de faim7 », ajoute la commissaire.
Féminisme et figures d’émancipation
Gabrielle Lajoie-Bergeron s’intéresse aux figures de la sorcière et de la chamane, notamment à la manière dont elles investissent les champs de la résistance et de la créativité et se posent, au final, en tant que nouveaux modèles d’émancipation.
Comment peut-on protéger la planète et ses espèces, dont l’espèce humaine, tout en gardant une marge de pouvoir sur nos existences ? Si les artistes ont été amenés à répondre à une telle question, il est clair que le public a également un rôle important à jouer dans cette partie d’échecs.
Conflits et guerres
Dans la vidéo documentaire-fiction Panicutopia, Gali Blay lève le voile sur l’occupation israélienne en territoire palestinien et montre la complexité des structures politiques, voire des idéologies et de la production de la notion de sécurité nationale. Le thème de la sécurité, cette fois-ci, chez les enfants vivant en territoire de guerre, se trouve dans la recherche de Leila Zelli. Michael Love, quant à lui, insiste sur le potentiel d’imagination et de développement de l’être humain ainsi que sur ses échecs possibles lors des conflits.
Protection de l’environnement et des espèces
Marie-Christiane Mathieu se préoccupe des changements que l’être humain fait subir au paysage afin de répondre aux soi-disant besoins économiques de la population, et cela au prix de la destruction de la nature. Pour sa part, Maryse Goudreau s’intéresse à l’histoire de la chasse au béluga et à l’histoire sociale des populations qui ont exploité cette ressource. Marie-Hélène Parent, quant à elle, questionne le déséquilibre que l’être humain impose à l’environnement avec pour conséquences les changements climatiques.
Conscientisation politique
Le projet de Jean Brillant propose une réflexion sur le politique et certains de ces aspects tels les jeux de pouvoir, le partage des richesses, les mouvements de populations, les problématiques de genre, et j’en passe. L’objectif de l’artiste consiste à établir un dialogue entre les diverses sociétés. Il suggère surtout au public d’investir les sphères publiques et politiques comme lieux d’accès au savoir, et ultimement au contrôle de sa propre vie. Pour sa part, Laurent Gagnon recourt à la notion de jeu pour contester le pouvoir politique étouffant actuel et amener le public à faire ses propres choix. Cette volonté de conscientisation se trouve, par ailleurs, dans la recherche de Lianne Ho qui tente de nous faire comprendre que la fabrication du consentement politique passe, entre autres, par l’établissement de lieux physiques du pouvoir et la diffusion de leurs images, aujourd’hui médiatisées sans cesse par les technologies de l’information.
En guise de conclusion, je puis dire que ce symposium pose de «vraies questions»: Comment peut-on protéger la planète et ses espèces, dont l’espèce humaine, tout en gardant une marge de pouvoir sur nos existences ? Si les artistes ont été amenés à répondre à une telle question, il est clair que le public a également un rôle important à jouer dans cette partie d’échecs. C’est du moins ce qui résulte de nos échanges avec plusieurs artistes et la commissaire. En somme, ce Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint- Paul nous démontre que l’art peut sortir de son discours autoréférentiel et devenir un outil destiné à penser le politique et à opérer tel un instrument de changement social.
(1) LACERTE, Sylvie (2018). L’art et le politique. [Dépliant], 36e Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, 27 juillet au 26 août 2018. Baie-Saint-Paul : Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul, p. 6-7.
(2) Ibid., p. 7.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid., p. 20.
(6) Carreaux de faïence issus de la péninsule ibérique, décorés de motifs où souvent le bleu et le blanc dominent.
(7) Ibid., p. 17.
L’art et le politique
Commissaire : Sylvie Lacerte
36e Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul
Du 27 juillet au 26 août 2018