Avec la 56e Biennale de Venise, le continent africain affirme davantage sa présence amorcée avec détermination dès l’aube du XXIe siècle. Les artistes africains tout comme leurs collègues du monde entier traitent avec une ironique acuité le thème Tous les futurs du monde. Certains crient pour exprimer combien le passé pèse sur l’avenir. D’autres se demandent comment ne pas lire dans les violences du présent un futur où nous baignons déjà.

Où il est question du futur, il est forcément question du passé. Les artistes de la 56e Biennale d’art de Venise ont été invités à réfléchir sur les enjeux artistiques et politiques des futurs du monde (All the World’s Futures). Résultat ? Un grand nombre des 136 propositions disséminées sur l’ensemble de la lagune véhiculent une sorte de tristesse et de lassitude assumées ; seuls, quelques artistes ont quitté le deuil pour mieux recolorer les possibles à venir.

Nous autres, spectateurs, n’avons d’autre choix que de parcourir au pas de course leurs installations, obéissant en cela au mot d’ordre lancé par Okwui Enwezor lui-même lors de l’édition 2013. À l’époque, ce critique et commissaire d’envergure internationale ignorait qu’il tiendrait les rênes de la 56e Biennale et qu’il serait le premier Africain à remplir cette fonction, offrant au monde de l’art un raout introspectif et exigeant. L’heure est à la prise de conscience : le futur, quoi qu’on fasse, est toujours contenu dans le passé.

Sortir l’Afrique de son continent

Dans la foulée de la biennale précédente où l’Angola avait reçu le prix du meilleur pavillon national, la présence africaine se distingue. Le silencieux, mais non moins habité, El Anatsui a obtenu un lion d’or pour l’ensemble de son œuvre. Venus du Nigéria ou du Cameroun, du Ghana ou du Mozambique, les artistes sont nombreux à affirmer haut et fort qu’ils ne sont pas seulement la voix de leur pays. De sorte qu’ils attrapent le passé à bras-le-corps avec la volonté de sortir l’Afrique de son continent.

Parmi les artistes du pavillon belge, Sammy Baloji se fait remarquer avec Essay on Urban Planning. Baloji alterne deux séries visuelles, de manière à composer un damier. On y voit des photos de vues aériennes de Lubumbashi (Congo) qui mettent en exergue les effets dévastateurs d’une colonisation industrielle sans état d’âme. On y voit aussi des planches documentaires d’insectes scénarisées par l’artiste. Le montage des deux fonctionne parfaitement, accordant au trauma congolais une valeur universelle : un dialogue secret s’établit entre périmètre de sécurité, ségrégation et peur de la contagion.

Mais anticiper pour tous, c’est d’abord se souvenir ensemble. À la Corderie de l’Arsenal, Barthélémy Toguo a installé 105 sculptures de bois en forme de bustes humains (Urban Requiem1). Encrées comme des tampons administratifs, elles portent des stigmates collectifs tels que « Je suis Charlie », « World Trade Center » ou « A Death in Congo ». Le mur est recouvert de ces cachets-stigmates noir et blanc, de la couleur de continents trop longtemps ennemis.

Au pavillon central des Giardini, Wangechi Mutu et John Akomfrah mettent quant à eux la beauté formelle de leur vidéo au service de ce rééquilibrage : la première discourt sur la place du féminin dans un décor apocalyptique (The End of Carrying All), le second déploie sous nos yeux l’immensité amnésique de l’océan (Vertigo Sea). Les flots ensevelissent indifféremment baleines, ours polaires, boat people et esclaves, servent de tombeaux de larmes et de souffrance. Akomfrah les exhume en guise d’avertissement pour l’humanité à venir.

Collecte de sens et de signes

Il faut attendre que les blessures s’apaisent pour que le pouvoir cicatrisant de l’art agisse. Se rendre au monastère de San Lazzaro, c’est vivre cette expérience et aller à la rencontre de la mémoire collective et individuelle de la diaspora arménienne. On y décèle quelques pépites (celles de Yervant Gianikian/Angela Ricci Lucchi ou d’Anna Boghiguian) qui donnent raison à Sarkis, à la fois présent au pavillon arménien et représentant de la Turquie (avec Respiro), lorsqu’il dit que la souffrance peut se transformer en trésor. Et on repart satisfait de la teneur hautement symbolique de l’attribution du lion d’or au pavillon arménien en cette année de commémoration du centenaire du génocide.

Le lent travail de mémoire se trouve allégé quand la collecte de sens et de signes n’a pas à drainer une histoire entachée de sang et de larmes. L’artiste peut alors installer un cabinet de curiosités très conceptuel sur le temps détraqué et les trop fréquentes erreurs d’aiguillage (Wrong Way Time de Fiona Hall pour l’Australie) ou naturaliste, avec des fragments de riens – des poignées de terre du monde entier aux herbes de la lagune (To Be All Ways to Be d’Herman de Vries pour les Pays-Bas). Mais que ce soit des sculptures d’animaux réalisées par des tisserandes aborigènes ou des spécimens végétaux encadrés, tous sont révélés dans leur fragilité poétique et l’urgence de sauvegarder la diversité des espèces.

Lorsqu’il s’agit de construire de toutes pièces un cabinet de curiosités à partir des révélations d’Edward Snowden, cela donne l’une des meilleures expositions de cette édition : Secret Power de Simon Denny, pour la Nouvelle- Zélande. La prise d’espace est parfaitement maîtrisée, l’immédiateté visuelle éblouissante, la complexité dans la structure elle-même ravit. En effet, sous les auspices de Tintoret et du Titien à la bibliothèque Marciana, la collecte des documents autour de l’alliance des Five Eyes est recomposée en œuvres d’art mises sous vitrine, dans un effet résolument « cabinet de curiosités » très actuel, avec un visuel bédéiste et des jeux de transparence.

Le collectif québécois BGL a quant à lui joué autrement la dialectique déconstruction/réagencement en transformant l’espace pavillonnaire canadien. C’est une prouesse. De l’extérieur, un chantier à finir, un rêve à poursuivre. À l’intérieur, une reconstitution minutieuse d’un « dépanneur » québécois dans l’esprit du ready-made et du pop art. Mais voilà qu’à bien y regarder, l’ironie, comme le diable, se loge dans les détails : certaines étiquettes de produits sont floutées. Qui est là pour dire que notre vision doit toujours s’ajuster au monde qui nous entoure, sinon l’artiste ? Après avoir dépassé une sorte de sas, nous entrons dans un atelier rempli d’objets en devenir et de boîtes de conserve recyclées en pots de peinture dégoulinants. Invisibles et partout présents, ceux qui sont aux manettes insistent sur la capacité de l’artiste à capter dans le banal une matière à transformer et sa difficulté, aussi, à savoir trier. On croit que la leçon est finie, mais non : un escalier conduit à une machine qui avale les centimes d’euros qu’on veut bien lui sacrifier. Ici, pas de fausses pièces distribuées comme dans le pavillon russe il y a deux ans, pas de mythe réinventé, pas de pluie d’or, mais des interrogations : un sacrifice monétaire, soit, mais au nom de quoi ? De l’art ? Du hasard ? Du marchand ? L’un des mérites de BGL – sa force artistique – réside dans la multiplicité des réponses possibles.

Rouge futur

La ligne est assez claire en somme : archives, mémoire, héritage préparent le terrain aux scénarios futurs. Parfois, il ne reste plus que des souvenirs-objets qui participent d’une énigme. C’est ce qui a tant plu dans l’installation The Key in the Hand de la Japonaise Chiharu Shiota : des nuages de fils rouges au bout desquels pendent des milliers de clés comme autant de souvenirs et de possibilités, au-dessus de deux vieilles barques échouées là on ne sait comment. La poésie de la proposition est entêtante et répond à une autre œuvre en rouge, presque cachée dans l’église Santa Maria Ausiliatrice de Castello. Dans six salles, …the rest is smoke d’Helen Sear fonctionne en un long et troublant poème narratif composé de vidéos et de photos, à partir d’une sagittation de Saint-Sébastien par Mantegna, de son inscription surtout : « Nihil nisi divinum stabile est. Caetera fumus ». Transcrite à un présent enfumé par les usines, l’artiste pose une question cruciale : la nature, à l’instar de Saint-Sébastien, n’est-elle pas déjà sacrifiée ? La seule compagnie acceptable serait celle que le rêve nous apporte, et la poésie et le conte, autant de ponts oniriques entre hier et demain. Salle noire et grand écran accueillent le spectateur. Des images en mouvement. Une silhouette en robe rouge, sorte de Chaperon gallois, tourne autour d’un arbre et le décor autour d’elle se modifie ; la silhouette elle-même n’est plus qu’une forme, elle s’éloigne, se rapproche, se perd et se reforme. Company of Trees est son nom. C’est plus qu’on ne pouvait espérer.

(1) Toguo étoffe ainsi Holy Place, travail présenté à la Biennale nationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières. Voir Vie des Arts, N° 238, Printemps 2015, p. 24-27 et N° 236, Automne 2014, p. 64-66.