Pour sa sixième édition, la Biennale nationale de sculpture contemporaine (BNSC) de Trois-Rivières a réparti dans six lieux les œuvres de onze artistes contemporains. Le thème « perdrePIED » a été choisi par un comité d’orientation dont les quatre membres ont pris en charge le commissariat de l’événement.

L’intention des commissaires n’est pas claire. Si elles suggèrent par « perdre pied » un contexte de communication hypermoderne qui fragilise les rapports humains, un monde où cohabitent toutes les nécessités et tous les possibles, encore faut-il qu’une telle acception soit bien comprise. De fait, perdre pied évoque surtout le sentiment de noyade, de dépression, de panique. Or, en dépit ou peut-être à cause de l’ampleur du thème, les artistes ont éprouvé beaucoup de mal à le maîtriser. Voilà pourquoi on se limitera ici à commenter les productions de trois artistes seulement : Marla Hlady (Toronto, Canada), Krijn de Koning (Amsterdam, Pays-Bas) et Barthélémy Toguo (Paris / France et Bandjoun / Cameroun).

À la Galerie du Parc, Krijn de Koning propose une installation architecturale in situ. À travers un parcours alambiqué, construit à même les murs de la galerie, l’artiste soumet le visiteur à une méta-architecture angoissante. Peintes sobrement et de couleurs froides – dont un vert olive censé évoquer la couleur des fougères à tête de violon –, les cimaises se déploient dans toute la partie est de la galerie. Les dégoulinades aux pourtours des carrés blancs sur fond vert sont-elles bâclées ? Le sculpteur amstellodamois perd-il simplement « pied », ou plutôt, est-ce par accident que son intervention évoque l’aspect éphémère du patrimoine bâti ? Sobre, voire élémentaire, sa construction rappelle également l’insipidité de nombreuses compositions structurales actuelles. Le minimalisme architectural épouse – soit ! – les formes du bâtiment historique de Trois-Rivières, mais donne un résultat somme toute banal. L’artiste semble se jouer de la thématique imposée, que d’ailleurs le visiteur cherche péniblement. Peut-être est-ce là une façon de perdre pied ? Du moins, l’artiste instille une certaine ambiguïté, car son installation, en épousant les moulures des corniches (nommées en architecture « cimaises »), offre un rappel, par métonymie, des cimaises destinées à accrocher les tableaux. Subtile mise en abyme de la galerie avec en prime le mérite de mettre en scène la sobriété de l’architecture restaurée de la Galerie du Parc.

Le son du silence de Marla Hlady : entre transe et angoisse

Une des réussites de la biennale est sans conteste l’étonnante installation in situ de l’Ontarienne Marla Hlady. L’artiste propose un dispositif ingénieux : il se compose d’une grande plaque noire en rotation dans une pièce peinte en noir où l’on entend des « grichements » émis par un vieux vinyle (The Sound of Silence, Simon & Garfunkel). L’électrophone, en retrait, trompe l’oreille. On devine le disque tourner uniquement au rythme de la structure circulaire, cependant le grincement strident amplifié par les haut-parleurs provient bien du disque. Pour le visiteur étendu sur la plaque noire, la sensation est équivoque : d’un côté, le son lui paraît angoissant, de l’autre, les vibrations produites par le dispositif de l’artiste lui semblent apaisantes et réconfortantes. La chambre noire rappelle la douceur du monde intra-utérin, mais laisse planer aussi la menace d’un monde extérieur hostile. L’expérience est amusante. Nous avons observé un jeune garçon couché sur la plaque, à la fois proche de l’état d’un sommeil apaisant, mais sans cesse bousculé par les tressautements plutôt anxiogènes. Bref, une fois le pied hors de la structure rotative, le visiteur vit une sorte de transe déstabilisante. L’artiste embrasse ainsi à merveille le thème de la biennale.

Barthélémy Toguo : entre propagande blanche et installation itinérante

Si Barthélémy Toguo est la tête d’affiche de la sixième biennale, c’est sans doute parce que l’artiste, à cheval entre la France et le Cameroun, attire l’attention partout où il passe. Chez Presse Papier, il accroche des slogans estampillés sur papier, « Bring Back Our Girls » ou « Boko Haram = CIA ? », qui ont tout de l’accroche publicitaire simpliste. Or, ces phrases lourdes de sens sont autant de cris poussés devant l’inaction des gouvernements occidentaux face à la barbarie du groupe terroriste, dont les enlèvements s’achèvent d’une manière atrocement médiatique. L’artiste creuse lui-même ses lettrages dans le bois, pour produire ensuite des estampes qu’il signe de son gros orteil. À en croire ses propos, cités par les galeristes, ce geste aurait deux fonctions : d’une part, comme empreinte biologique unique, elle valide d’emblée l’authenticité de l’œuvre, d’autre part, c’est un acte de courage, car des groupuscules extrémistes du Cameroun auraient menacé de lui couper le pied… Fabu­lation de l’artiste pour justifier, de façon spectaculaire, le thème de la biennale ? Enfin, ses estampes sont vendues au prix de 2000 e : de quoi perdre pied, non ?

Au Musée québécois de culture populaire, l’artiste franco-africain présente une installation pluridisciplinaire, entre vidéo, amoncellements épars et objets usuels. La mise en scène procédant par accumulation d’objets est chargée à souhait. L’œuvre, extrêmement évocatrice, est forte. Un bateau de fortune, au centre du montage, évoque mille images : Le Radeau de La Méduse, les boat-people, les péniches où s’entasse un incroyable bric-à-brac, etc. Si l’œuvre est une réussite artistique, ne serait-ce que pour ce qu’elle évoque sur le plan social et politique, elle demeure bien loin du thème « perdrePIED »…

Si la Biennale offre l’occasion aux visiteurs de se promener dans Trois-Rivières, les œuvres qui la composent donnent parfois l’impression d’avoir été larguées là par les artistes, entre deux projets ou deux expositions. Dommage. 

6e BIENNALE NATIONALE DE SCULPTURE CONTEMPORAINE DE TROIS-RIVIÈRES perdrePIED
Commissaires : Ève-Lyne Beaudry, Louise Paillé, Lynda Baril, Christiane Simoneau
Galerie d’art du Parc Musée Pierre-Boucher Centre d’exposition Raymond-Lasnier Boréalis, centre d’histoire de l’industrie papetière Musée québécois de culture populaire Centre de diffusion Presse Papier
Du 19 juin au 31 août 2014