Figure singulière du groupe impressionniste, Gustave Caillebotte, issu de la grande bourgeoisie parisienne, fortuné et célibataire, fut le mécène discret et l’organisateur infatigable d’expositions controversées. Longtemps considéré comme marginal à cause de son hésitation entre style réaliste et impressionniste, la grande rétrospective présentée au Grand Palais (1994) puis au Art Institute de Chicago (1995) lui assigne enfin sa juste place dans l’histoire du mouvement impressionniste et témoigne de la grande originalité de sa peinture.

L’exposition présentée à Québec réunit pour la première fois des tableaux du peintre et des clichés inédits de son frère cadet Martial, amateur mieux connu comme pianiste et compositeur. Regroupés autour de six grands thèmes, toiles et tirages argentiques permettent de découvrir au fil de l’exposition ce qu’était le nouvel art de vivre bourgeois sous la IIIe République (1870). Les appartements parisiens, les maisons de campagne, les loisirs, les berges de la Seine, les portraits de famille sont évoqués avec retenue et discrétion. Ce qui ressort pourtant, c’est que, de tous les peintres de la vie moderne, Caillebotte est celui qui utilise avec une originalité plus affirmée le thème de la scène de rue parisienne comme motif privilégié de la modernité urbaine. La popularité de ce thème, traité par de nombreux artistes de l’époque, est ancrée dans l’histoire de Paris.

En 1852, l’Empereur Napoléon III avait confié au préfet de la Seine, Georges-Eugène Haussmann, la tâche de restructurer Paris pour en faire une capitale moderne, plus sécuritaire et plus agréable. Lorsque ce dernier quitte ses fonctions en 1870, après 17 ans de travaux sans précédent, 60 % de la ville ont été transformés. L’ampleur et le côté grandiose de la vision qui anime Haussmann demeurent toujours aussi fascinants aujourd’hui. Il avait non seulement fait percer les Grands Boulevards afin d’aérer la ville, mais il en avait considérablement augmenté la largeur afin d’y mettre des arbres. Le long de ces artères, la construction des immeubles avait été soumise à des normes strictes qui en réglaient la hauteur et les détails architecturaux. Les façades sont toutes marquées par des lignes horizontales très appuyées, qui se poursuivent d’un immeuble à l’autre. Les corniches et les balcons filants donnent une remarquable unité aux nouveaux quartiers dont les rues produisent toujours un effet de monumentalité qui a suscité l’admiration des contemporains.

Or, c’est bien connu, Haussmann avait une obsession pour la ligne droite. Les Grands Boulevards créent de longues perspectives qui débouchent sur un monument important de la capitale, comme l’Arc de Triomphe par exemple. Un tableau tel que Homme au balcon (1880) traduit bien l’esprit haussmannien. L’espace est structuré autour d’une grande oblique qui converge vers un point de fuite éloigné, désaxé vers la gauche. Ce qui accélère la récession dans l’espace. On peut dire qu’il utilise les lois de la perspective avec une certaine exagération. À noter également l’ampleur du premier plan, plus large que la normale. Le sujet (Maurice Brault, un ami du peintre) regarde l’animation de la rue depuis un point de vue surélevé : celui du balcon. En face, des immeubles haussmanniens types surmontés de combles à 45 degrés bordent ce boulevard qui n’est nul autre que …le Boulevard Haussmann où réside Gustave Caillebotte. Son insistance à peindre ces lieux relève non seulement d’une fascination pour cette esthé­tique, mais également d’une certaine fierté d’appartenir à la grande bourgeoisie triomphante.

Homme au balcon, 1880, Huile sur toile, 116 x 90cm, Collection particulière, Photo : Anne Charpentier

Dans Boulevard vu d’en haut (1880), Caillebotte présente une nouvelle construction de l’espace, audacieuse et expérimentale. Le point de vue inhabituel, surélevé, qui déstabilise le spectateur, ne manqua pas de susciter l’ironie de la critique à l’époque. Le cadrage rapproché associé à une vue plongeante sera repris dans les photographies de Martial dix ans plus tard, comme dans Rond-point, vue du balcon du 9 rue Scribe. D’ailleurs, l’exposition ne cherche pas à démontrer une influence de la photo­graphie sur la peinture. Martial ne pratique la photographie qu’à partir de décembre 1891. De son côté, son frère réalise ses œuvres les plus significatives à Paris entre 1875 et 1882. L’intention avouée des conservateurs est plutôt de faire ressortir, à l’occasion du centenaire de la mort de Martial, la grande communauté d’intérêts partagée par les deux frères.

Or, ce rapprochement des deux œuvres montre à l’évidence que l’œil de Gustave Caillebotte semble enregistrer le monde comme s’il était perçu à travers une lentille. Comme si ses fenêtres et ses balcons étaient vus à travers un grand angle. Comme si ses points de vue rapprochés, qui isolent un plan, étaient saisis à travers un téléobjectif. L’originalité de ses cadrages s’en trouve renforcée certes, mais sur ce point il a sans doute une dette envers Degas et les estampes japonaises. Et l’état actuel de la recherche ne permet pas d’affirmer qu’il utilisait un appareil photo. Par contre, il aurait pu utiliser d’autres « machines à dessiner » comme le perspec­to­graphe à carreaux inventé au XVIIe siècle. Le débat reste ouvert faute de document.

Martial, pour sa part, aurait peut-être pu s’élever au dessus du statut d’amateur, si on en juge par cette étonnante photo Maurice Minoret photographiant Jean et Geneviève Caillebotte. Son beau-frère Minoret avait initié Martial à la photographie. Minoret, à l’avant-plan gauche, cache une femme. À droite, son appareil à main dissimule un peu les enfants. Le cadrage est rapproché ; le centre est occupé par la jonction entre la persienne et la porte-fenêtre. Élément insignifiant, sauf si l’on saisit qu’il renvoie à Martial, dans l’axe derrière sa lentille. Le caractère inhabituel de cette composition, comme de plusieurs autres, témoigne d’un sens de l’espace qui aurait mérité de se développer.

DANS L’INTIMITÉ DES FRÈRES CAILLEBOTTE – PEINTRE ET PHOTOGRAPHE
Musée national des beaux-arts du Québec
Parc des Champs-de-Bataille, Québec
Tél. : 418 643-2150, Sans frais : 1 866 220-2150
www.mnba.qc.ca
Organisée en partenariat avec le Musée Jacquemart-André, Paris
Commissariat : Serge Lemoine, Nicolas Sainte Fare Garnot, Line Ouellet et Jean-Pierre Labiau
Du 7 octobre 2011 au 8 janvier 2012