Àbadakone au Musée des beaux-arts du Canada
Pour prolonger le feu allumé par l’exposition Sakahàn en 2013, le Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) présente Àbadakone | Feu continuel | Continuous Fire jusqu’au 23 août 2020. Deuxième opus de la quinquennale d’art indigène international mise sur pied par le musée, cette édition est le fruit d’un commissariat assuré par Greg A. Hill, Christine Lalonde et Rachelle Dickenson.
Àbadakone se déroule dans les salles du rez-de-chaussée, en plus de déployer plusieurs installations monumentales dans les halls et sur la rampe d’accès qui mène aux galeries. Au total, ce n’est pas moins de soixante-dix artistes, qui s’identifient à près de quarante nations, ethnies et tribus de seize pays, qui y sont présentés. La sélection s’arrime autour de l’interdépendance, de la continuité et de l’activation, trois concepts clés qui se retrouvent dans les quatre thématiques retenues : l’art comme relation, l’art comme récit, l’art comme action et l’art comme autodétermination. Dans leurs œuvres, les artistes traitent plus spécifiquement des violences coloniales, de la continuité et de la réappropriation des traditions, de la question du genre et des enjeux du territoire et de ses frontières. C’est d’ailleurs l’œuvre de Rebecca Belmore (Anishinabee) Biinjiya’iing Onji (de l’intérieur) (2017) faite de marbre représentant une tente comme abri de fortune pour les populations déplacées qui nous accueille dans une sorte d’antichambre. En invitant à y pénétrer, l’artiste et les commissaires semblent vouloir que l’on ressente les différentes histoires, visions et réalités des peuples à travers le monde.
Parmi les œuvres exposées, plusieurs retiennent l’attention tant pour leur force esthétique que pour le message qu’elles véhiculent. Àbadakone met d’abord en valeur plusieurs artistes autochtones vivant sur les territoires non cédés du Canada, dont Jordan Bennett (Mi’kmaq). Monumentale, son œuvre Tepkik (2018-2019) colore le plafond du hall, tel un gigantesque segment d’ADN. L’artiste y déploie son interprétation formelle de la culture visuelle mi’kmaque. Ursula Johnson (Mi’kmaw) dans son œuvre ONGOING: Mi’kwite’tmn (Do You Remember) (2014), insiste par ailleurs sur la dépossession des Premiers Peuples de l’Amérique du Nord qui ne détiennent plus ou peu d’objets issus de leur culture ni le savoir qui y est associé. Les vitrines qui constituent l’œuvre sont vides, seul le plexiglas présente en filigrane des dessins gravés de paniers traditionnels et les noms de chaque partie en langue mi’kmaque.
C’est un monde paradoxal que dépeint Caroline Monnet (algonquine et française) dans son installation. Face aux images de son voyage en cargo entre l’Europe et Montréal projetées en symétrie, Transatlantic (2018), qui semblent, elles, être en extension perpétuelle, les cinq sphères bétonnées aux allures lunaires, Proximal I, II, III, IV, V (2018) évoquant les menhirs bretons, paraissent plutôt lourdes et stables.
L’ouverture d’Àbadakone était très attendue, et les commissaires ont encore une fois réussi à réunir et à faire dialoguer des artistes de haut calibre du Canada et de l’étranger.
L’œuvre Annonciateur de catastrophe (2017) de Manianne Nicolson (Dzawada’enuxw Kwakwaka’wakw) nous plonge quant à elle dans une boîte lumineuse en verre à l’esthétique ligne-forme (form-line) propre aux nations de la côte nord-ouest. La lumière projetée sur les quatre murs donne l’impression d’être à l’intérieur du coffret, mais aussi de vivre l’inondation qui a touché Kingcome Inlet en 2010.
Si le continent asiatique et le nord de l’Europe étaient bien représentés dans l’exposition de 2013, c’est au tour d’artistes de l’Afrique de rayonner en grand nombre pour cette édition. Siwa Mgoboza (Hlubi) utilise des textiles, dont le wax, pour créer des courtepointes qui défient les questions d’identité et de genre. Les collages de Taiye Idahor (Edo) jouent avec l’absence des corps : en effaçant les visages et les corps au profit des parures de corail, traditionnellement portées par la royauté ou lors de mariages, l’artiste met en question la place et la liberté d’action qu’ont les femmes dans la culture béninoise. Zanele Muholi (Zouloue), pour sa part, interroge avec deux autoportraits la position subalterne des femmes en Afrique du Sud et plus généralement les images réductrices qui sont véhiculées à l’encontre des personnes noires.
L’ouverture d’Àbadakone était très attendue, et les commissaires ont encore une fois réussi à réunir et à faire dialoguer des artistes de haut calibre du Canada et de l’étranger. Toutefois, on déplore le manque de contextualisation des artistes, tant dans le panneau d’introduction, plutôt laconique, que dans les cartels affichés. La situation coloniale et les trajectoires géopolitiques, culturelles, sociales propres à chaque région du monde d’où proviennent les artistes auraient sans doute mérité une place plus importante pour mieux appréhender leur rapport à l’autochtonie. Par ailleurs, notons aussi l’absence d’un catalogue d’exposition permettant de prolonger les réflexions qui émanent de cette deuxième édition, outil qui s’avérait pourtant très utile pour comprendre les processus de création de chacun des artistes et les visions des commissaires à l’occasion de Sakahàn. La complémentarité des approches et des sujets abordés est quant à elle appréciée, tant elle résonne dans chaque salle de l’exposition.
Àbadakone | Feu continuel | Continuous Fire
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 8 novembre 2019 au 4 octobre 2020