Si le terme « low rise » réfère au soleil levant et couchant, il évoque aussi cette coupe de jeans portée huit centimètres sous le nombril. Liant d’abord formellement les pratiques des artistes présentées dans l’exposition Low Rise Sun / Soleil rasant à la Galerie Laroche/Joncas, le denim se décline comme parcellaire dans les collages de Robb Jamieson et se voit réinterprété dans les sculptures de Dominique Sirois.

Commodité emblématique de la pop culture américaine, de libération sexuelle et de rébellion, le jeans bleu est né de la rencontre entre la teinture indigo, produit prisé importé massivement de l’Inde par l’Ouest dès le 15e siècle, et du coton, dont les plantations à travers les Amériques étaient l’un des moteurs de l’esclavage transatlantique. Symbole de consumérisme, d’une industrie aux pratiques éthiques et écologiques abusives et d’une puissance économique, ce textile à lui seul englobe de nombreux thèmes présents dans l’exposition de ces deux artistes montréalais.

Robb Jamieson, Jean Shorts (2019)
Denim blanchi, dentelle, ruban, passe back-stage Daydream Tour 1995 de Mariah Carey, grille découpée à l’encre, photographies trouvées sur papier récupéré, 37 x 28 cm
Photo : Jean-Michael Seminaro, courtoisie de la Galerie Laroche/Joncas

Encadrés aux murs, les collages de Jamieson sont des assemblages de tissus, de photographies trouvées, de petits objets et de découpures de magazines que l’artiste puise dans son environnement immédiat. Ces collections intimes soigneusement organisées incorporent souvent des dessins, peintures et motifs de quadrillé. Intitulées Netflix (2019), HEPA Filter (2020) ou Jean Shorts (2019), les pièces de ce corpus se rapportent avec humour et autodérision à la culture populaire, au corps, à la marchandisation de la spiritualité et du bien-être. L’abondance d’images dans les compositions et l’utilisation récurrente de la grille n’est pas sans évoquer les réseaux sociaux basés sur l’image, comme Instagram ou Pinterest. Les œuvres colorées témoignent aussi du rapport au temps subjectif de l’artiste, de par son attachement aux éléments qu’il a conservés pendant plusieurs années puis choisi d’inclure à son travail.

Jamieson y présente également des objets qui, comme pour ses collages, transforment une réalité banale en une composition poétique au travers de fragments d’éléments auxquels il est lié. On pense notamment à A Structure to Wear the Oldest Known T-Shirt (2021) qui consiste en un cadre d’acier peint bleu ciel reproduisant le haut d’un corps, sur lequel est disposé un t-shirt blanc de l’artiste rendu transparent par l’usure. Le vêtement, omniprésent dans sa pratique, devient marqueur identitaire et témoin du temps qui passe. Il se dégrade à l’image du corps qui lui demeure absent, mais évoqué. Cette mise en scène étudiée de l’image et de l’identité rappelle ici encore la représentation du soi en ligne.

Vue de l’exposition « Low Rise Sun / Soleil rasant » (2021)
Photo : Jean-Michael Seminaro
Courtoisie de la Galerie Laroche/Joncas

Investissant le sol de la galerie, l’installation La femme chenille (yoga) (2021) de Sirois se compose de deux corps tubulaires disposés sur des tapis de yoga lilas. Ces créatures hybrides, oscillant entre la femme et la chenille, s’étirent, comme si elles cherchaient à transcender leur condition transitoire. Inévitablement, on y perçoit des références à la mise en forme, au développement personnel, à la méditation et aux marchés entourant ces secteurs. Or, et particulièrement depuis la pandémie, la virtualisation de nos existences et la dématérialisation de nos interactions viennent bouleverser ces industries reposant sur le corps du consommateur. Celui-ci échappe davantage aux mécanismes de contrôle de l’espace physique, pour migrer peu à peu vers le virtuel, territoire permettant d’occulter et de transformer une physicalité devenue encombrante.

Un dialogue entre les pratiques de Robb Jamieson et Dominique Sirois s’opère autour de l’absence de corporalité, et trouve écho dans le contexte actuel de virtualisation de nos interactions avec le monde, mais aussi avec l’art.

Pièce centrale dans l’espace d’exposition, la série de grès émaillé La femme de Nîmes (2021) de Sirois est constituée de six éléments, disposés sur un mobilier industriel, prenant la forme de bas du corps féminin vêtu de jeans. Chaque pièce évidée se distingue des autres par ses proportions différentes et ses détails uniques : poches, boutons, coutures et fermeture lacée. Le jeans modelé souligne les contours de silhouettes féminines, assujetties à la mode et au désir — de consommation, de séduction. À l’intérieur de l’une des sculptures se trouve un papillon, alors que d’autres, perforées, sont parcourues par des chenilles. La notion de transformation résonne dans ces enveloppes de denim creuses où l’absence du corps est révélatrice.

En outre, un dialogue entre les pratiques de Robb Jamieson et Dominique Sirois s’opère autour de l’absence de corporalité, et trouve écho dans le contexte actuel de virtualisation de nos interactions avec le monde, mais aussi avec l’art. Les discours prônant la préservation, l’ornementation et l’augmentation du corps[1] peinent à prendre racine dans des espaces sociaux désertés et sont peu à peu supplantés par une culture de mise en scène du soi en ligne. Alors que la sphère virtuelle nous est momentanément apparue comme plus accessible que le domaine physique, de nouvelles possibilités ont été entrevues : le Web permet enfin de se démultiplier, de se réinventer et de se libérer de l’expérience incarnée. Le corps se voit donc fragmenté, soustrait au plan physique et élevé vers un ailleurs. Partageant des affinités avec le minéral, la transformation de la matière et un savoir-faire artisanal minutieux, les pratiques de Jamieson et de Sirois témoignent d’une alchimie en ce qu’elles soulignent le changement perpétuel de toute chose, qu’elle soit matérielle ou insaisissable.

(1) Par la notion de corps augmenté, ou anthropotechnie, je fais référence aux modifications naturelles, artificielles ou technologiques qu’on apporte au corps humain pour en améliorer les capacités physiques ou mentales.


Low Rise Sun / Soleil rasant
Robb Jamieson et Dominique Sirois
Galerie Laroche/Joncas
Du 3 avril au 15 mai 2021

Dominique Sirois, La femme de Nîmes 5 et La femme de Nîmes 6 (2021)
Grès émaillé, 12,5 x 15 x 32,5 cm et 14 x 6,5 x 30 cm
Photo : Jean-Michael Seminaro
Courtoisie de la Galerie Laroche/Joncas