Au fil d’une peinture figurative et descriptive qui dégage une singulière émotion, l’artiste montréalaise Agnès Delorme propose une exploration de quelques monuments italiens, français et allemands. Elle crée des mises en scène soigneusement composées d’images significatives (à la limite archétypales) et de détails qui décrivent des moments charnières de l’histoire architecturale européenne. Une arcade du quattrocento florentin, des clochers néobaroques du XIXe siècle appartenant à une église orthodoxe ukrainienne de Salzbourg, des éphèbes assis dans les niches d’imposantes galeries marchandes du XIXe siècle français : par le biais de ces icônes stylistiques, l’artiste offre une vision oblique et subjective de l’histoire de l’architecture, débouchant sur une réflexion ouverte. Des détails révélateurs – à condition de jouer le jeu de l’explo­ration du fragment – invitent à voyager dans l’espace-temps défini par l’Italie, la France et l’Allemagne.

En parcourant ces pays, l’artiste s’arrête longuement dans les villes et fait des croquis de monuments. Éprise de la Recherche du temps perdu, elle débusque comme Proust des éléments déclencheurs de souvenirs, dans un répertoire d’impressions architecturales. En grande partie créées de mémoire, les toiles qu’elle compose l’aident à retrouver l’image du monument architectural qu’elle peint et à revivre le moment de sa découverte dans sa fraîcheur originale.

Un premier regard sur l’œuvre place assez confortablement l’obser­vateur dans le domaine du réalisme pictural. Cependant, un peu plus d’attention lui permet de constater des déformations de perspective, des détails et des anecdotes en trompe-l’œil, tel ce moustique surdimensionné dont une grande baie vitrée d’un palais à Brühl en Allemagne donne le reflet. Il faut bien parler alors d’hyperréalisme pictural. La mise en exergue de certains éléments de la peinture associés à de subtiles défor­mations nourrit le côté imaginaire au tableau et contribue à révéler un drame caché. Dans la réalité dépeinte se cache une forme de rêverie qui peut déclencher une réflexion personnelle, une émotion.

L’artiste éclaire le détail architectural, par exemple une sculpture installée en niche, sur un socle ou dans la paroi d’un monument. Un texte d’Agnès Delorme explique : « Les sculptures que j’ai choisi de peindre sont des représentations humaines sculptées, saisies dans leur environnement architectural. Ma peinture tente d’illustrer comment la sculpture, plus précisément la représentation humaine sculptée, évolue dans l’architecture, à différentes époques de l’Histoire, si elle trouve sa place, si elle s’intègre, si elle joue un rôle dans les espaces construits. (…) Ces sculptures représentent les humains que nous sommes évoluant dans les systèmes architecturaux. »

Les tableaux, classiques d’apparence, présentent un champ visuel non fractionné. Pourtant l’artiste attire l’attention sur des détails qui en quelque sorte laissent les spectateurs sur leur faim, à moins qu’ils veuillent imaginer ce qui est aussi hors du cadre. Chaque œuvre répond à une interprétation analytique et déconstructionniste, qui valorise les limites des objets considérés, et leur rôle. En ce sens, elle fait partie d’une thématique contemporaine. Le fragment porte en lui les caractéris­tiques de l’ensemble, ce qui conduit chaque spectateur à considérer différemment le tout architectural. En arrière-plan, l’artiste explore les nombreux rapports entre la totalité et le fragment. Telle cette belle citation de l’historien de la peinture Daniel Arasse : « … la perception se fait dans une durée au sein de laquelle le détail intervient comme moment fulgurant qui provoque un suspense – une stase dans l’extase – du regard et de son errance1. » Pour Agnès Delorme, le détail forme le tableau, mais il constitue aussi ce « moment fulgurant » qui fascine Arasse.

Dans Cube architectural comme cube scénique (1987), le détail signifiant est constitué par un segment de la cour intérieure d’Ospedale degli Innocenti, orphelinat de Florence construit par Filippo Brunelleschi en 1419. « Cette œuvre signale le retour aux formes de l’architecture antique, précise Agnès Delorme. La hauteur de la colonne est la même que l’entrecolonne et aussi la même distance du mur au fond. Au point de résolution de la perspective, il n’y a que l’ombre d’un chapiteau, une ombre dématérialisée. »

Le seul paysage de cette série, La Sainte Victoire, se distingue par le contraste saisissant entre le mauve des champs de lavande, le jaune éclatant d’un clocher qui domine le paysage, le bleu chaleureux et estival du ciel ainsi que par d’apaisantes et hyperréalistes déformations de perspective. S’il s’agit d’une peinture qui inclut un programme, servie par une théorie et une analyse, il y a aussi une claire jouissance de l’acte de peindre. Et l’artiste de préciser : « Il n’y a pas que le côté théorique qui s’impose, il y a aussi le plaisir de peindre. » 

AGNÈS DELORME – Peintures
Centre culturel russe
4846, avenue du Parc Montréal
Du 5 au 12 mai 2011

(1) Daniel Arasse, Pour une histoire rapprochée de la peinture, 1992.