En Amazonie, le monde des vivants côtoie celui des esprits : selon un bon nombre de mythes des ethnies du bassin amazonien, seule l’apparence distingue les animaux des humains ; dans les récits, les sociétés des animaux possèdent des caractéristiques humaines… On y tient pour évidente la circulation des esprits entre humains, animaux et végétaux. L’exposition ethnographique Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt explore ces relations dans leur complexité.

e chamane – voyant qui entre dans une transe induite par des plantes hallucinogènes, notamment des variétés très puissantes de tabac – est le médiateur, l’intercesseur entre l’esprit humain et l’âme animale. La notion de chamane renvoie à des prêtres, des guérisseurs – voire à des chefs tribaux – qui peuvent communiquer avec les animaux, les plantes, les rochers… Le chamanisme, ainsi que l’animisme – la croyance qui sous-tend le chamanisme, à savoir que tout être animé ou inanimé possède une âme – constitue le fil conducteur de l’exposition Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt. Conçu avec une grande maîtrise, l’événement souligne la portée artistique d’un vaste ensemble ethnographique et anthropologique et réunit cinq cents objets rituels et chamaniques provenant de quatorze ethnies du bassin de l’Amazone. Il établit une vision réaliste des cultures et croyances des peuples autochtones de l’Amazonie.

À l’entrée de l’exposition, le spectateur peut avoir en tête une conception selon laquelle l’Amazonie est une terre primitive empreinte d’humidité et de chaleur. La visite le fera changer d’avis.

Diadème cérémoniel masculin me-àkà Brésil, État du Pará, Rio Chiché Kayapó Mekrãgnoti. Années 1960-1970 Plumes de perroquet, coton Photo : © MEG, J. Watts

De la musique et des armes

Multidimensionnel, l’événement révèle des mythes dont la portée est philosophique, voire psychanalytique, et montre l’activité de peuples qui essaient de faire échec à la tenace agression des forces économiques modernes – soutenus en bonne partie grâce à la résistance de leurs chamanes. Il met également en exergue l’art du masque et le travail des plumes, arts subtils et apparemment fragiles comparés aux expressions monumentales, picturales ou sculpturales d’autres civilisations.

Réalisée d’abord en Suisse par le Musée d’ethnographie de Genève, l’exposition a été adaptée par le Musée Pointe-à-Callière. Sous la direction du commissaire et écrivain Boris Wasteau, l’équipe helvétique a pris en charge le volet de l’exposition illustrant la vie quotidienne des autochtones de l’Amazonie, accordant une place importante à leurs armes de chasse et à leurs instruments musicaux.

D’apparence onirique – renvoyant peut-être à nos fantaisies d’enfant ou d’adolescent – la sarbacane, tuyau fait à partir d’un roseau où souffle le chasseur, sert à projeter des petites flèches mortelles.

La majorité des instruments de musique amazoniens sont des instruments à vent d’une étonnante diversité. Trompe, clarinette et sifflet de l’ethnie Kayapó du Rio Xingù (sud de l’Amazonie brésilienne) semblent participer à la symphonie des sons de la forêt. La flûte sacrée est décrite comme un esprit incarné dans une flûte soustraite à la vue de toute personne qui n’est pas chamane.

Masques et plumes

Un deuxième volet de l’exposition a été réalisé avec la participation des Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles, d’où proviennent des masques tirés de leurs impressionnantes collections.

Des montages d’images et de sons trans­forment l’espace muséal en paysage sonore avec d’inquiétants cris d’animaux, des extraits d’incantations oratoires en langues indigènes, des chants tribaux, des musiques à la flûte et à la clarinette. Paradoxalement, ces sons soulignent le merveilleux silence de la forêt.

Cette exposition succède à celles consacrées à la Grèce antique, aux Étrusques, aux Aztèques, dont les vestiges jouissent d’un grand prestige. Or, elle les égale en montrant combien les cultures autochtones de l’Amazonie, dont la trace matérielle est relativement mince, contribuent, elles aussi, à la richesse du patrimoine culturel mondial.

Selon Wasteau, « il faut dépasser les postulats dénigrants que prône la perception occidentale du primitivisme de l’Autre ».

Afin d’illustrer ce point, il suffit de considérer l’exemple des tribus Kashinawa des confins du Brésil, de la Colombie, de l’Équateur et du Pérou. Dans un texte édifiant, le commissaire Boris Wasteau en donne une brillante illustration : « Chez les Kashinawa, explique-t-il, la fusion perceptive du soi et de l’autre révélée dans les mythes de la création libère un potentiel créateur à l’origine des nouveaux êtres et des nouveaux biens culturels. C’est ainsi que dans le monde aquatique souterrain, la relation amoureuse entre un anaconda et un tapir ayant adopté une apparence humaine donne naissance à l’art ornemental. »1

Quel moyen élégant de souligner le caractère inconscient, à la rigueur animal, viscéral, végétatif, intuitif, inhérent à toute création ! Selon Wasteau, « il faut dépasser les postulats dénigrants que prône la perception occidentale du primitivisme de l’Autre ».

Ne serait-il pas permis alors de conjecturer que l’exceptionnelle fertilité de l’Amérique latine dans les domaines des arts visuels et de la musique serait liée à un inconscient collectif irrigué par les flots des récits mythologiques des Premières Nations ?

Parmi les impressionnants masques, se distinguent les grandes coiffes aux pointes rouges Karajà, en fibres végétales, créées au début du vingtième siècle. Elles ont pour fonction de déclencher la pluie. Comment ne pas être étonné par les quatre immenses Ataxuà constituées de bois et fibres végétales d’à peu près deux mètres de diamètre ? Représentant les esprits du tonnerre, ces disques mobiles produisent un étrange effet.

Produit de l’art de la plumasserie (ars plumaris, en latin), le diadème nommé Krokroktri, porté par les garçons et les filles Kayapó lors de la cérémonie d’imposition de noms, est fort impressionnant. En forme de fer à cheval, il arbore les couleurs bleu, blanc et rouge – et combien de nuances ineffables réunies dans ces couleurs ! – provenant de plumes d’ará et d’aigle. Il a été créé entre 1960 et 1970.

La plumasserie est davantage un art de la couleur que de la forme. Dans un monde tribal imprégné par le « perceptivisme » et « la primauté des relations d’affinité » (…) « on constate une prégnance des formes relationnelles tout en fluidité qui contraste avec le régime esthétique dominant en Occident ». Ainsi, « la parure amazonienne est le fait d’invaginations, de plissements, d’involutions, soit de dynamismes qui ont toujours à voir avec un mouvement interne, un mouvement en soi ».2

Entre tradition et modernisme

Une étrange modernité parcourt ces lignes et ces couleurs intenses. Et puis, le travail des fibres, des masques et des objets quotidiens, rehaussé de dessins géométriques simples, les harmonise si bien qu’ils attestent toujours un goût parfait aux connotations… modernistes !

L’exposition Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt donne l’impression que la culture et la mythologie chamaniques sont restées bien vivantes en dépit de l’invasion constante de l’espace tribal et indigène par les technologies et les modes de vie modernes. Certes, on observe un regain démographique au sein de plusieurs ethnies amazoniennes ; elles ne comptent cependant guère que neuf cent mille personnes disséminées sur les quelque 5,2 millions de kilomètres carrés encore conservés de la forêt amazonienne : la déforestation en a déjà amputé vingt pour cent au fil de ces quarante-cinq récentes années. En outre, de nombreux peuples désormais sédentarisés vivent actuellement partagés entre leur mode d’existence traditionnel et le mode moderne.

Une citation quelque peu énigmatique du poète et essayiste mexicain Octavio Paz résume peut-être l’esprit de l’exposition : « La modernité, c’était la plus ancienne antiquité. »

(1) Wasteau, Boris essai Le chamanisme et la pensée de la forêt dans Tribal Art (Hors-série no.6, 2016) préparé pour l’exposition Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt au Musée d’ethnographie de Genève p. 32.

(2) Prévost, Bertrand, essai, La perspective des plumes, p.56
3- Paz, Octavio, cité dans des notes explicatives pour la collection d’art latino-américain du Museo Banco de la Republica (Bogotà, Colombie ), 2006.

Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt
Musée Pointe-à-Callière Cité d’archéologie et d’histoire de Montréal
Du 20 avril au 22 octobre 2017