Peinture et image numérique se connaissent désormais très bien : ne sont pas rares les propositions où l’une côtoie l’autre, dans la bonne humeur et l’harmonie, non sans une certaine provocation parfois. Leur réciprocité picturale et bidimensionnelle est, par défaut, leur vase communicant, leur trou de ver.

De fait, ces pratiques s’invitent aisément l’une l’autre : l’image de synthèse se révèle au cœur de la matérialité picturale de l’image peinte, s’hybride au sein d’une œuvre d’impression ou se téléporte vers l’écran, s’anime. Leur nature profonde cependant les force à entrer dans un dialogue où ce qui les distingue devient un programme de lecture en soi. D’une part, la peinture, avec sa matérialité presque palpable, ses pigments, ses liants, ses médiums gloss ou mats ; d’autre part, l’image numérique, une surface à la limite de l’illusion, générée par du code, des 0 et des 1. Et entre les deux, l’infinie distance et la promiscuité tout à la fois, espace extensible au cœur duquel ce que l’on nomme le post-Internet1 – c’est-à-dire des propositions artistiques « non connectées » mais dont l’existence est tributaire du réseau (pour des raisons conceptuelles, esthétiques, etc.) – prend des formes variables, s’incarne et se désincarne au gré d’un karma décomplexé.

Avec This title is a comment on institutional art, Antoine Lortie – artiste de Québec – déplace la peinture vers l’écran. Par la force des choses d’abord – le coronavirus et la fermeture des galeries aidant –, puis par une forme d’affinité intuitive, l’exposition qui était initialement prévue à la Galerie.a à Québec s’est entièrement virtualisée en une proposition Internet. Les six œuvres qui composent l’exposition forment ainsi un corpus hybride où leur appartenance – partielle ou totale – à l’univers numérique, ne fait aucun doute. Et si le titre est également sans équivoque, il s’actualise néanmoins principalement à travers l’œuvre Labyrinthe (2020) qui nous parle de l’exposition elle-même, de sa conceptualisation et de sa réalisation, en déroute dans le dédale institutionnel.

Labyrinthe (2020)
Capture d’écran
Courtoisie d’À l’est de vos empires

Labyrinthe est une proposition conceptuelle qui met à plat – et ça, le numérique sait faire – une certaine idée de la création artistique et de son financement institutionnel. En nous donnant un énorme fichier à télécharger puis à consulter, nous incitant à nous engouffrer dans un dossier vers le suivant, télescopant les contenus, parfois cryptiques et d’autres fois plus évidents, le labyrinthe en question est également un abysse qui, au premier coup d’œil, peut sembler sans fond. Avec un humour en forme d’ovni – je pense notamment aux sous-dossiers « La masse en fer », « Pour frapper les artistes » – l’œuvre 1) ne ressemble à rien de connu ; 2) contient d’autres œuvres ; 3) contient aussi des fausses pistes ; 4) contient 142 manifestes vides ; et 5) est d’une implacable cohérence avec sa mise en espace, s’il est permis d’ainsi nommer cette mise en abyme de dossiers et la nature numérique de sa réalité.

Veronica’s Viel (suaire) (2020), à l’inverse de Labyrinthe, repose sur l’affect pour asseoir le concept. Reprenant l’image hypermédiatisée de la jeune Cédrika Provencher disparue en 2007, Lortie nous livre une peinture numérique (réalisée sur tablette graphique) qui, à l’instar de l’image du Christ sur le voile de sainte Véronique, fait figure d’apparition. Le dispositif Internet vient renforcer cette corrélation disparition/apparition : en voyant le titre de l’œuvre d’abord, via le portail Web, qui évoque d’emblée la notion d’apparition ; puis en découvrant le visage de la petite qui, par
le biais d’une médiatisation ayant imprégné durablement notre mémoire collective, est devenu en soi synonyme de disparition. C’est aussi, au sens strictement artistique, une « apparition » de la peinture à travers le voile du numérique : c’est quand déjà la dernière fois qu’on a annoncé la disparition imminente de la peinture ?

Tout comme la notion de post-Internet est apparue et s’est imposée comme une clé de lecture incontournable, celle d’un art post-institutionnel semble aujourd’hui bien réel – œuvres à l’appui.

Bestiaire (2020) et Pitch (2020) partagent une familiarité sur le plan des références visuelles et de l’esthétique générale. Le triptyque numérique que constituent les trois œuvres de Bestiaire – Dragon, Bird et xxlol (Sangsue) – pourrait aussi bien se situer dans le hors-champ de Boring Butterfly (2020), l’image que l’on découvre en entrant dans Pitch. Un hors-champ fragmenté en différentes temporalités – ciel nuageux, nuit noire et menace d’orage –, puis partiellement mis en mouvement avec, comme sujet central, cette figure récurrente des œuvres de Lortie : un personnage humanoïde évoquant les mangas, mais en mode degré zéro, un mannequin 3D
sans accessoires, ni cheveux, ni vêtements. Un golem numérique dont la « vie » est ici compromise par l’agissement des bêtes qui s’y trouvent – qui le parasitent, le transforment, le transportent. Ensuite, dans Boring Butterfly, ce même personnage est mis en scène suivant le quotidien classique d’un manga : un combat à la Final Fantasy où il prend peut-être le dessus sur les forces externes – les bêtes de Bestiaire ? – qui, métaphoriquement parlant, font de notre monde un lieu de contradiction, d’affrontement et de résistance.

Le jeu est un espace de projection et de possibilités. Dark Throne (2020), une image numérique complexe reprenant une infinité de motifs appartenant aux jeux vidéo, est en fait la représentation du logo du fameux groupe métal norvégien Darkthrone. Une image est souvent multiple, et parfois complètement autre chose que ce que nous croyons au départ. Tout comme le pouvoir – institutionnel ou non – est un jeu qui n’amuse que ceux qui y siègent (ou qui y trônent, pour reprendre le titre de l’œuvre et sa référence musicale), les règles peuvent être trompeuses et à l’avantage des élus. En y regardant de plus près, comme le curseur-loupe nous invite à le faire, c’est tout un univers qui se dévoile au cœur quasi microscopique de l’image : végétation, personnages ou objets parsemés de manière à tracer des sentiers se densifiant parfois en forêts, ou prenant fin devant une étendue de verdure pixellisée. En entrant ainsi au plus près de ce paysage numérique, on perd nécessairement la vue d’ensemble d’une métaréalité,
celle de la domination et du pouvoir chapeautant le « peuple » insouciant – fût-il celui de l’univers Nintendo.

Boring Butterfly (2020)
Image numérique
Courtoisie d’À l’est de vos empires

Curriculum Vitae (2020) – un peu comme Labyrinthe – nous amène complètement ailleurs artistiquement parlant, tout en déplaçant l’un des plus importants symboles de l’appareillage professionnel de l’artiste : son CV. Généralement ultra-formaté, visuellement et en termes de contenu, le curriculum vitae est censé « dire » avec objectivité le parcours et le bagage d’un artiste. Le CV de Lortie échappe à nos repères habituels tout en s’affirmant avec la même autorité normalement attribuée à ce document. Ce qui se présente sous forme de fichier numérique, souvent Word, se trouve ici reproduit en une aquarelle allègrement enjolivée. Et bien que les informations inscrites à main levée au pinceau fin ne soient en rien différentes de celles d’un CV standard, la légèreté qui émane de l’ensemble suffit à mettre en doute son contenu, voire l’individu qu’il « représente », éclairant ainsi notre aveuglement devant certains codes institutionnels et la rigidité qu’ils véhiculent.

On pourrait aussi dire que le titre autoréférentiel de l’exposition fait œuvre. Ce titre nous dit qu’à l’instar de « l’art pour l’art », il y a aussi « l’art pour l’institution ». Les mécanismes du financement public – tant pour les artistes que pour les organismes – sont tellement bien intégrés au quotidien culturel qu’ils semblent en faire partie tout aussi naturellement que la création elle-même, et cela pose question, pour ne pas dire problème. Mais tout comme la notion de post-Internet est apparue et s’est imposée comme une clé de lecture incontournable, celle d’un art post-institutionnel semble aujourd’hui bien réel – œuvres à l’appui.

(1) Terme attribué à l’artiste américaine Marisa Olson, vers 2005.


This title is a comment on institutional art
À l’est de vos empires (en association avec Galerie.a)
Du 1er au 31 mai 2020