C’est du théâtre, mais ce n’en est pas; de la danse, mais pas tout à fait; de l’art sonore, et néanmoins pas que; de la vidéo, pas seulement – c’est de l’art vivant, ce sont des installations interactives, mais qu’est-ce que l’art multidisciplinaire? En France, l’expression «transdisciplinarité» est courante. Au Canada, on parle plutôt d’«interdisciplinarité», et de plus en plus d’artistes du monde entier se réclament de l’«indiscipline». Le syntagme «arts multidisciplinaires» serait quant à lui distinctif du Québec… Le Mois Multi(1), festival international d’arts multidisciplinaires et électroniques, offre chaque année l’occasion d’explorer la question et de l’exemplifier par quelques-unes des œuvres qu’il accueille.

Les arts multidisciplinaires sont définis par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) comme un regroupement de «formes d’expression qui exploitent plusieurs langages disciplinaires, connaissances et techniques. Les œuvres qui en résultent peuvent être associées aux arts scéniques, à l’art engagé, aux collaborations entre la science et l’art, à l’art environnemental, à l’art urbain, aux technologies2». De même, les arts multidisciplinaires se distinguent des arts numériques, qui y sont souvent intimement associés. Ceux-ci, selon le CALQ encore, intègrent les pratiques fondées sur l’utilisation des technologies de communication et de l’information, et comprennent l’art audio. Pas de doute : c’est tout cela que le Mois Multi donnait à voir et à entendre, en février, lors de sa plus récente édition. Le festival, qui célébrait son vingt-cinquième anniversaire, a reçu pour l’occasion plus de soixante-quinze artistes locaux et internationaux. Étaient au programme expositions et installations; spectacles et performances; œuvres Web et parcours déambulatoires; sorties de résidences et tables rondes.

Line Nault, Récits-Récifs (2024). Performance, tissus et projections. Photo : Fanny A. Villeneuve


Le Mois Multi, incontournable autant pour sa dimension avant-gardiste que pour sa convivialité, s’affiche depuis sa création comme un événement majeur en art contemporain au Québec. Né à la fin des années 1990, il a suivi la fondation de la coopérative Méduse, qui regroupe de nombreux organismes culturels, dont certains comptent parmi les partenaires réguliers du festival. C’est entre autres le cas du centre d’artistes AVATAR, qui présentait cette année une installation de l’incomparable Claudie Gagnon. Cette artiste locale, connue pour ses mises en scène performatives autant que pour ses intégrations d’œuvres d’art à l’architecture (dont celle ornant la façade du Diamant, à Québec), mêle continuellement accumulation et transparence, bizarrerie et volupté. Fidèle à son travail des dernières années, son œuvre Ainsi passe la gloire du monde (2024), présentée dans le cadre du festival, consistait en une vanité mouvante : un somptueux banquet d’objets servi sur un lit mortuaire motorisé. L’œuvre, croisant au passage des codes propres à l’histoire de la peinture, de la nature morte au surréalisme, engageait par son «installativité» et son déploiement sculptural une réflexion plus large sur ce que l’on trouve au cœur du concept même de multidisciplinarité. D’ailleurs, aux débuts du festival, les Productions Recto-Verso, organisatrices du festival, collaboraient avec le Théâtre La Chapelle, basé à Montréal. L’événement se déroulait donc dans la métropole une semaine sur deux. Cette formule n’a pas duré, mais les arts vivants demeurent aujourd’hui encore au centre des activités de la programmation du Mois Multi. En ouverture de cette édition, par exemple, avec Récits-récifs (2023), la chorégraphe Line Nault explorait des banques de textiles dans un décor de banquise à la dérive. Les gestes filmés des performeurs étaient transformés simultanément à l’écran par le travail de l’artisan numérique Alexandre Burton. Ce dernier avait déjà laissé sa marque au Mois Multi il y a une dizaine d’années avec condemned_bulbes (2003), une installation suspendue aussi féérique que bruyante, dans laquelle d’immenses globes lumineux de 1000 watts généraient des vibrations sonores selon la gradation de leur intensité.

Gilles Arteau, Le Carougeois (2024). Performance, vidéos et projections. Photo: Steve Verreault

Comme un cadeau, l’édition anniversaire du festival constituait ainsi une occasion de revoir certains artistes rompus à la multidisciplinarité, qui ont contribué à l’histoire de l’événement. À cet égard, le spectacle Le Carougeois (2024) comptait sur le travail d’une équipe particulièrement significative. Sylvain Miousse, l’un des pionniers des Productions Recto-Verso, prêtait sa voix au projet dans une scénographie habitée par Marcelle Hudon, immense créatrice et marionnettiste aguerrie, auprès de l’actrice Carole Nadeau. La mise en scène et le texte étaient portés par Gilles Arteau, l’un des piliers de l’art multidisciplinaire au Québec. Au cours des années 1980, celui-ci était, avec d’autres – dont Réjean Perron, Robert Morin et Hélène Doyon –, l’un des protagonistes de l’association Obscure. Cet organisme, actif jusqu’en 1998, a eu une influence majeure sur le paysage culturel québécois. Il a été le premier centre à mettre en avant la multidisciplinarité et les nouveaux médias de l’époque : la vidéo dans les années 1980, puis, dans les années 1990 (surtout à partir de 1993), ce que l’on nommait «l’informatique appliquée aux arts3». Obscure a influé sur la création de La Bande vidéo (1977), des Productions Recto-Verso (1984) et d’Avatar (1993). Non seulement l’organisme a opéré une ouverture esthétique dans l’art de son temps, mais sa posture a permis le développement de la «discipline». L’historienne de l’art Lisanne Nadeau, en 2008, mettait d’ailleurs en perspective l’attitude de revendication envers l’État qu’adoptait Obscure alors que les programmes couvrant ce genre de pratiques étaient inexistants : selon elle, ce n’est que plus tard que de tels programmes seront mis sur pied pour subventionner des activités multi, mais également pour favoriser l’acquisition d’équipements pour ces productions appelant la technologie4.

Bill Coleman et Gordon Monahan, Sound of Mind and Body (2020). Performance. Photo : Marco Dubé


S’il est impossible de couvrir l’ensemble de la foisonnante programmation du Mois Multi 2024, traverser son histoire l’est d’autant plus. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur les passages d’artistes phares tels que l’Ontarien John Oswald, ou encore les Torontois Bill Coleman et Gordon Monahan, par exemple, venus présenter en primeur Sound of Mind and Body en 2020. Dans cette ahurissante performance, ils utilisaient les fréquences cérébrales comme matière exploratoire. Les ondes alpha du performeur, captées et traduites à travers une architecture de logiciels, sculptaient en direct le son et la lumière de la scène et engendraient à la fois des compositions sonores et des actions kinésiques. L’année suivante, le Mois Multi connaissait un moment marquant d’un autre ordre, lorsque fut mise en ligne sa programmation en temps de pandémie. Il avait dès lors démontré que la multidisciplinarité a la capacité de s’ajuster aux circonstances. La pièce Le Rose Enfer des animaux (2021) était, à cet égard, particulièrement exemplaire. L’adaptation de l’œuvre de Claude Gauvreau était présentée à partir du Laboratoire des nouvelles technologies du son, de l’image et de la scène (LANTISS) de l’Université Laval, centre dirigé par Robert Faguy (autre protagoniste majeur à l’époque d’Obscure). Est-ce à cause de son caractère éclaté, ou parce que l’art multidisciplinaire est par sa nature apte à se conformer aux contraintes propres aux médias, que l’œuvre, à l’origine scénique, s’était parfaitement moulée à nos écrans ? La multiplication des sources de projection et des points de vue résonnait avec le caractère psychotique du narrateur créé par Gauvreau, mais également avec les possibilités de l’application Zoom, que nous découvrions alors.


L’édition de 2024 est terminée, mais se prolonge. Elle laisse des traces sur Internet, viables pour les prochaines années. Un site Web lancé durant le festival nous donne accès à Nos territoires, un projet-fleuve du collectif Les Incomplètes, en cours jusqu’en 2026. Par ailleurs, surle site même des Productions Recto-Verso, il est possible de télécharger l’application Espace suspendu. Celle-ci nous invite à suivre un parcours déambulatoire au centre-ville de Québec. Carol-Ann Belzil-Normand et Ludovic Boney y transposent des éléments structurants de leur pratique – le corps féminin et féministe pour la première et l’exploration de la couleur pour le second – dans le mode de la réalité augmentée. Environnements immersifs et œuvres interactives, fusion des arts et de la science, rencontre des médias et des matériaux, exploration des langages, des techniques et des relations : l’art multidisciplinaire est débrouillard et innovant; les œuvres présentées dans le cadre de cette nouvelle itération du Mois Multi, souvent ludiques et étonnantes. Qu’elles usent du low tech ou qu’elles soient à la fine pointe de la technologie, elles créent d’heureux bricolages entre les disciplines.

1 Festival présenté du 1er au 24 février 2024, à la coopérative Méduse et dans d’autres salles à Québec. Le Mois Multi est organisé par les Productions Recto-Verso. Le commissaire de l’édition 2024 est Émile Beauchemin.
2 Conseil des arts et des lettres du Québec, « Disciplines artistiques », s. d., https://www.calq.gouv.qc.ca/aidefinanciere/outils-et-references/disciplines-artistiques.
3 Gilles Arteau, Andrée Michaud, Réjean Perron et autres, Obscure 82-89 (Québec).
4 Lisanne Nadeau et Guy Sioui Durand, « 30 ans d’art vivant à Québec : dialogue entre toi et moi », Inter, no 100 (automne 2008), p. 22.

 


MOIS MULTI (25e anniversaire)

COMMISSAIRE: ÉMILE BEAUCHEMIN

QUÉBEC

DU 1ER AU 29 FÉVRIER 2024