D’emblée, l’exposition Attention : état brut ! s’inscrit à contre-courant. Il s’agit d’une des rares initiatives indépendantes consacrées à l’art hors-norme et autodidacte au Québec1. Elle s’articule autour d’une sélection d’œuvres issues des coups de cœur de deux galeristes et d’un collectionneur ; le projet revêt la forme d’un laboratoire international proposant de découvrir les productions d’une vingtaine d’artistes du Québec, de France et des États-Unis dont les créations intuitives et spontanées s’apparentent à celles de l’art brut2.

C’est à la forme expressive qui se définit comme celle de la marge que le commissaire Hugues Brouillet a consacré l’exposition Attention : état brut ! Avec pour objectif de « secouer le milieu de l’art », il a convié Jean-Robert Bisaillon [Galerie des Nanas, Danville], Patrick Cady [Musée de l’Art Singulier, Mansonville] et Robert Poulin [Galerie Robert Poulin, Montréal], trois amateurs d’art hors-norme du Québec, à partager leur mutuelle conception de l’art. Leur enthousiasme s’est intensifié au fil des rencontres en se familiarisant avec le travail d’artistes passionnés et assidus, dont le plaisir de créer est plus grand que le souci d’imitation ou d’unicité, qui transcendent la matière pour susciter l’émotion, artistes dont les œuvres parlent d’elles-mêmes.

Entre l’art et la vie

D’emblée, le corpus d’œuvres semble éclectique tant les propositions sont variées, mais la cohérence est assurée, selon Hugues Brouillet, par « l’imperméabilité des artistes à toute influence extérieure ». Cette idée, par ailleurs contestée – qui, aujourd’hui, peut prétendre être à l’abri d’influences ? – devrait être comprise comme la matérialisation d’une authenticité tant dans l’expression, que dans les matériaux, et même dans le mode de vie des artistes affiliés à ce courant. En effet, chez ces artistes, la création relève souvent d’une nécessité vitale, voire curative, qui rend la frontière entre l’art et la vie extrêmement ténue. Ainsi, le besoin de créer peut se manifester chez eux à la suite d’une révélation, de visions, d’une compulsion ou par passion. De plus, la diversité des techniques et des supports fait également état de cette créativité insubordonnée : sculptures à la résine ou à la fibre de verre, collages, dessins au stylo-bille, broderie, crochet ou tricot, réalisés sur, ou à partir, de substrats « pauvres » ou d’objets récupérés.

Mythologies narratives

Soulignons, par exemple, le travail de Daniel Erban dans lequel, à travers la brutalité d’une gestuelle vive, la sexualité et la violence explicites forcent l’attention vers des émotions ou des préoccupations souvent occultées dans l’imaginaire collectif.

Mary Lou Freel, quant à elle, déploie dans ses œuvres textiles d’une poésie singulière des narrations mythologiques, magiques ou oniriques ou encore des scènes de genre qu’elle brode ou tisse inlas­sablement. Ces ambiances chimériques se retrouvent également dans les dessins à l’encre d’Évelyne Postic dont la minutie du trait frôle l’obsession. Les corps primitifs, entre l’animal et le végétal, qu’elle élabore sur le papier, transportent le regardeur dans des mondes surréels et fantastiques.

Il faut également découvrir le travail de Martine Birobent et de Marion Oster chez qui l’attachement aux symboles chrétiens et à ceux de l’enfance est prégnant, voire magnifié. Poupées ou vierges tatouées, décorées, habillées, modelées, détachées, pailletées ou enclavées sont au centre de leur travail ; la qualité esthétique de ces créations est remarquable et le résultat envoûtant. Cette imagerie hiératique apparaît également dans les peintures énigmatiques de Fredy Bouhier. Inspiré des thèmes de la tradition picturale, mais appliquant les pigments de manière impressionniste, Bouhier procède à des réitérations de La Pietà de Michel-Ange. Il produit aussi des tableaux dont la narration est diffuse, où le corps est souffrant et amolli, les visages imprécis, les paysages incertains ; un secret cherche à être découvert.

Caroline Dahyot et Danielle Jacqui partagent, quant à elles, le même goût pour l’œuvre d’art total. Mais seul figure dans l’exposition un condensé de leur travail respectif alliant broderie, peinture, dessin et assemblages dans lequel la forme humaine caractérise leurs créations.

Ces artistes, adeptes de l’art brut, créent des œuvres dotées d’une force expressive inouïe, déployant une représentation de soi insolite, qui engage le visiteur dans des espaces intimes de la psyché humaine. En somme, Hugues Brouillet mène à bien un projet ambitieux et riche de réflexions sur l’art et l’acte créateur, sur ses conventions et ses limites, faisant davantage appel à la sensibilité qu’à la rhétorique. Il est donc très judicieux d’aller à la rencontre de ces œuvres, ne serait-ce que pour retourner, un moment, le regard vers soi.

De l’art brut au Québec

Bien établi en Europe et aux États-Unis, l’art brut et ses dérivés (hors-norme, populaire, indiscipliné, insubordonné, Outsider, singulier…) n’a que timidement gagné le milieu de l’art québécois. Et pour cause, c’est d’abord la discipline de l’ethnologie qui s’est attaché à documenter les créations autodidactes et populaires au Québec, dans un souci de sauvegarde de la culture matérielle traditionnelle. En outre, les expressions singulières ont longtemps été délaissées par les chercheurs. L’engouement pour celles-ci survient d’abord dans les années 1970 avec la parution de l’ouvrage Les Patenteux du Québec3, dans lequel les auteurs dévoilaient au public une création populaire audacieuse, exubérante et libre, issue du milieu rural. Un nouvel élan pour les arts autodidactes se manifeste de nouveau dans les années 1990. On s’intéresse, cette fois, aux créations issues des milieux urbains et à celles provenant d’ateliers d’expression artistique spécialisés, tentant du même coup des rapprochements avec l’art brut. Par exemple, l’organisme Les Impatients, d’abord connu sous le nom de la Fondation pour l’art thérapeutique et l’art brut du Québec, amorce en 1992 une importante collection d’œuvres réalisées dans ses ateliers offerts aux personnes atteintes de maladies mentales4. Mais c’est la Société des arts indisciplinés (SAI) qui, dès ١٩٩٨, a réalisé les plus grandes avancées dans la valorisation et la reconnaissance de l’art hors-norme, populaire et autodidacte au Québec. Depuis sa dissolution en 2007, la province connaît toutefois une lacune dans le domaine. Par ailleurs, l’implantation de quelques galeries spécialisées, notamment la Galerie 106U à Montréal, lieu de référence pour certains amateurs d’art marginal, ainsi que les établissements représentés dans l’exposition Attention : état brut !, continuent à poser des jalons importants dans l’édification de la notion d’art brut au Québec.

Attention : état brut ! Regards croisés sur l’art hors-norme
Chapelle historique du Bon-Pasteur, Montréal
Du 28 septembre au 5 novembre 2017

(1) Depuis le début des années 1970, quelques expositions importantes ont été organisées au Québec autour d’artistes hors-norme, autodidactes, populaires ou indisciplinés : Arthur Villeneuve, Sorgente Palmerino et Richard Greaves. Celles-ci ont été présentées dans des lieux comme le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée national des beaux-arts du Québec, le Musée de la ville de Lachine ainsi que dans des galeries d’art contemporain, notamment au Centre des arts Saidye Bronfman, à la Fonderie Darling, à la Société des arts technologiques (SAT) et à la galerie des Impatients.

(2) L’art brut est un terme inventé par l’artiste français Jean Dubuffet qui désigne les productions de personnes autodidactes, étrangères au milieu artistique ou qui s’en écartent délibérément, créant hors des cadres institutionnels et des règles artistiques. Dès 1945, Dubuffet constitue une collection de ces travaux, visibles aujourd’hui à la Collection de l’Art Brut à Lausanne.

(3) De Grosbois, Louise, Raymonde Lamothe, Lise Nantel (1974). Les patenteux du Québec. Montréal : Parti pris, 1974.

(4) Ce fonds, aujourd’hui enrichi d’œuvres d’artistes tels qu’Yvonne Robert et Jean-Joseph Sanfourche, est à ce jour la seule collection au Québec qui s’apparente à l’art brut et dont le travail de certains de ses artistes est représenté par la Collection de l’Art Brut à Lausanne.