Arts du Nigéria. Subtile géométrie, espace épuré
Mosaïque de cultures, de modes de pensée, de types d’organisation sociale, le Nigéria est aussi l’un des berceaux de l’art africain traditionnel. Au Musée de la civilisation de Québec, 187 objets provenant de 26 collections privées françaises offrent un tour d’horizon, certes partiel, mais relativement significatif, de l’héritage artistique de ce grand pays de l’Afrique de l’Ouest : le Nigéria, un territoire comptant 155 millions d’habitants issus de 44 ethnies.
Peu de régions peuvent rivaliser avec le Nigéria en termes de profondeur historique : deux mille ans d’art statuaire, englobant des dizaines de typologies et de références mythologiques. Certaines pièces exposées remontent au XVe siècle, mais la plupart des objets ont été réalisés entre le XVIIe et le XXe siècle.
Cette exposition révèle un art qui était encore considéré comme primitif au XIXe siècle : il choquait alors les collectionneurs occidentaux effarouchés par sa rudesse non figurative et son inquiétant onirisme. Cependant, les maîtres sculpteurs du Nigéria font aujourd’hui figure de précurseurs : l’essence de l’art africain, sa vision géométrique réarticulant totalement l’objet allaient inspirer le cubisme de Picasso et stimuler l’imaginaire moderniste. Cette exposition ne déçoit pas dans son « africanité » puisque sa mise en espace épurée respecte la subtile géométrie de certains objets si caractéristiques de la culture nigériane.
Les masques et les sculptures sont en général constitués de bois, de métal et de coquillages. Ceux qui proviennent de l’ancien royaume du Bénin, au sud-ouest du Nigéria, mettent en valeur le travail du bronze et des alliages cuivreux, car cette région connaît et exploite la technique de la cire perdue depuis le XIVe siècle. Une esthétique africaine qui émeut l’œil occidental – pourtant autrement entraîné – est certes redevable à des artistes qui exerçaient un rôle purement rituel. Il est possible que certaines œuvres aient eu à remplir une fonction décorative, mais dans la plupart des cas, l’art représenté dans cette exposition est lié à des cultes africains animistes.
En effet, même si le pays est aujourd’hui officiellement musulman, sa tradition culturelle reste encore en grande partie animiste. L’artiste joue le rôle de « passeur », de médiateur. Il s’acquitte de cette fonction à travers l’objet d’art « magique », rituel : masque et sculpture servent de liens avec le monde des esprits. L’objet rituel est investi pour le croyant animiste de pouvoirs surnaturels. Il convie la présence des ancêtres, l’esprit de l’eau, l’esprit du lieu… Il aide à concentrer de l’énergie psychique, à transformer la réalité.
Par exemple, chez le peuple Igbo, l’objet – sculpture, masque ou cimier porté par des danseurs – favorise la métamorphose des esprits et des êtres. Des hommes forts sont investis du pouvoir du léopard ; certaines femmes réputées sorcières peuvent se transformer en oiseaux. Pour les Yoruba, l’individu existe comme partie d’un lignage, idile. Des déités assurent que des liens très forts unissent trois instances, celle du monde présent, celle des « pas encore nés » et celle des défunts.
La notion d’énergie « justifie » les propriétés surhumaines et généralement surnaturelles dont sont investis objets et êtres vivants. Cette clé « explicative » contribue à rendre plus réceptif le spectateur aux « pouvoirs » des choses, ainsi qu’aux scènes présentées sous ses yeux. Il est donc porté à considérer le monde comme le lieu d’une vaste circulation de l’énergie et des esprits. Dans la hiérarchie des pouvoirs, il est « plausible » que des déités et des puissances surnaturelles disposent de plus d’« énergie » que les vivants. Crépis de blanc et scarifiés, les masques Idoma aux yeux presque fermés semblent en fait communiquer avec un « au-delà ». Dans une iconographie Yoruba (casque-coiffe en alliage cuivreux), un animal fabuleux, à la fois antilope et cheval, au corps de serpent, est attaqué par trois oiseaux qui ressemblent à des ibis.
L’iconographie de l’oiseau attaquant un serpent est très courante dans les arts yoruba et « correspond à un proverbe qui évoque le dynamisme des forces de l’univers en situation de conflit : c’est par la confrontation des forces que les énergies se renouvellent. Pour les Yoruba, le combat est donc une métaphore positive1 ».
Certains objets ont été commandés par des sociétés secrètes. La Tête de léopard en alliage cuivreux de la région de Cross River appartenait à une société secrète portant le nom d’Ekpe. Au XIXe siècle, elle regroupait des notables s’étant en général enrichis grâce au commerce des esclaves. Concentrant vers lui l’esprit du léopard, l’objet se distingue par sa charge énergétique et archétypale.
Les masques d’oiseau et d’éléphant Iwerre provenant du delta du Niger permettent, au cours de fêtes cérémoniales réunissant masque, costume et danse, de renouer des liens avec le monde des esprits. Le masque était fixé sur la tête du danseur grâce à un panier tressé.
Quelques objets, tel le cimier de danse masculin à trois cornes de la tribu Ejagham (région de Cross River), font preuve de réalisme artistique. Cependant, la plupart des objets sont caractérisés par une forte stylisation. Interviewé pour cette exposition, Max Itzikovitz, l’un des collectionneurs français qui a prêté des œuvres, décrit ce qui déclenche son désir de collectionner l’art du Nigéria : « C’est un art inventif, un art d’invention perpétuelle ; le cubisme par opposition au réalisme ».
On peut ajouter que l’art africain comporte un fort élément conceptuel. Les codes traditionnels intégrés par des artistes rituels suivent des mythologies, des archétypes et des principes rituels et magiques qui sont en fait leurs concepts. Et en même temps, il existe une tendance constante vers l’expression géométrique, mais également une gestualité et une spontanéité dans l’exécution… Cet art intègre bien des qualités.
L’art du Nigéria, comme celui d’autres contrées de l’Afrique, est un art qui représente un monde invisible à travers l’œuvre rituelle visible. Il a exercé une influence fondamentale dans la création de l’art moderne, et notamment du cubisme, puis du surréalisme européen. Picasso s’est inspiré de sculptures africaines en amalgamant clous, coquillages, tissus, cordes, afin de faire émerger de leur assemblage une forme singulière dont la signification est fort éloignée de la quotidienneté pratique de ces éléments. La sculpture Couple d’ibeji dans leur tunique, Yoruba-Igbomina, constitue un bel exemple d’assemblage où la prépondérance des coquillages joue le rôle d’une parure. Cette œuvre remonte au Xe siècle.
À quelques exceptions près, le commissaire de l’exposition, Alain Lebas, se limite à identifier les zones tribales ou géographiques d’origine de ces œuvres. Pour la grande majorité d’entre elles, leur créateur reste anonyme. L’Afrique traditionnelle produit un art rituel et d’usage, et non pas un art individualiste.
Le problème de la datation a également été éludé par le commissaire : dans la plupart des cas, il est question d’œuvres du XVIIIe et du XIXe siècle. Faute de meilleurs repères temporels et personnels, le spectateur peut appréhender chaque objet en qualité d’« œuvre ouverte » : il peut ainsi l’investir de sa propre signification.
ARTS DU NIGÉRIA DANS LES COLLECTIONS PRIVÉES FRANÇAISES
Commissaire : Alain Lebas
Musée de la civilisation de Québec
Du 24 octobre 2012 au 21 avril 2013