Aude Moreau. Extérieur nuit
SORTIR pourrait être le maître mot d’une nouvelle phase du travail d’Aude Moreau (prix Powerhouse 2011), témoignant d’une folie des grandeurs à la (dé)mesure du business as usual. Elle avait déjà radicalement investi l’espace intérieur avec notamment les différentes itérations monumentales de ses Tapis de sucre — la dernière à Brooklyn en 2012 lors d’un couplage de scènes artistiques avec Montréal, dont est issue la vidéo Reconstruction montrée à la galerie de l’UQAM et à la galerie
Antoine Ertaskiran. Ce travelling sur le skyline new-yorkais a été filmé lors d’un tour fluvial comme repérage en vue d’une œuvre investissant cette fois l’espace extérieur cyclopéen des gratte-ciels, dans la ligne de SORTIR, sa contribution à la Nuit
blanche 2010 à Montréal. Moreau y épelait, sur dix étages de fenêtres sélectivement allumées de la Tour de la Bourse, ce verbe au sens équivoque: injonction des industries culturelles à sortir se divertir d’une logique capitaliste que nourrit de plus belle l’impuissant appel à s’en extirper, émanant de son phare en une giration sur place communiquée par la vidéo de son survol en boucle. Il n’y a plus ici de dehors du système d’où intervenir frontalement sur lui, fût-ce par des projections contestataires à la Jenny Holzer. Nous sommes tous emportés dans le mouvement circulaire d’un malström, à l’horizon de mirage d’une fin que diffère indéfiniment la hantise de sa propre perspective.
LE DÉLUGE COMME HORIZON
C’est La ligne bleue, plus éloquente qu’aucun mot, qu’Aude Moreau s’est finalement proposé d’inscrire sur l’alignement sans trouées des gratte-ciels du District financier de Lower Manhattan, projet que présente, pour le promouvoir, son galeriste Antoine Ertaskiran. Elle correspond à la hauteur (65 mètres ou 19 étages) du niveau de la mer si les calottes
polaires fondaient complètement: scénario de science-fiction (voir les films A.I., Waterworld…) extrapolant le point limite du déluge au ralenti qu’alimentent les affaires brassées dans les tours de Babel d’une mégamachine planétaire carburant au processus de son autodestruction. Sa lueur glauque filtre seule des fenêtres de bureaux allumées au «futur» niveau de l’eau dans la nuit opaque d’un vaste photomontage, ne tenant qu’au mince fil d’une sorte de pellicule rapiécée. Le repérage de ce projet n’avait-il pas en mire le site de la Reconstruction des deux tours du World Trade Center, rappel des catastrophes où convergent la logique du système et l’imaginaire du cinéma?
SPECTACLE SPECTRAL D’UNE FIN QUI N’EN FINIT PAS
Moreau a donc suivi cette visée jusqu’à Los Angeles quand elle s’avisa des tours jumelles qui y subsistent, antérieures aux disparues. Elle n’arriva pas à faire aboutir le projet d’inscrire à leurs fenêtres respectives les mots «THE END». Qu’à cela ne tienne: dans la vidéo The End in the Background of Hollywood, elle eut recours à un trucage pour obtenir le même effet et aux services d’un pilote d’hélicoptère qui venait de travailler au tournage du énième Tarzan pour effectuer un spectaculaire zoom arrière, typique d’une superproduction apocalyptique, jusqu’à la fameuse colline. Son lettrage-signature éteint la nuit jouxte dans le même corpus un cliché diurne d’un hélicoptère du LAPD, alors qu’une vidéo nocturne d’une des tours n’en montre que l’activité aléatoire dans quelques cubicules éclairés l’avant-veille de Noël dernier. Dans ce flottement entre panoptique sécuritaire et rêve éveillé, l’énergie sourde et menaçante d’une agitation incessante vrombit dans The End… à même les innombrables lumières tremblotantes de la ville-
monde où les fictions du spectacle et de la spéculation fusionnent dans la fascination du spectre de la fin. Le ciel vidé d’étoiles fixes transfère leur permanence aux constellations éphémères des feux d’avions suspendus dans l’attente de rejoindre un sol noir strié de points brillants (Waiting for Landing). N’y trouve-t-on pas le trottoir immortalisant vedettes et starlettes — comme Nichelle Nichols de Star Trek, dont l’étoile en voisine une encore vide (Untitled (Walk of Fame))? La compression du temps dans l’éternel présent d’une fin qui n’en finit pas se décline encore dans celles de nombreux films de fin du monde, par la superposition et le recalibrage informatique séparés de leur dernière image (The Last Image) et de leur
Générique de fin (Musiques) en collaboration avec Martin Tétrault. Ces denses palimpsestes fantomatiques tombent plutôt à plat: trop recherchés, peu clairs, statiques, ils contrarient en plus par leur disposition l’expérience conjointe de leurs
installations complémentaires.
Moreau se montre mieux inspirée quand elle se met à l’école d’économie de Mies van der Rohe tout en infléchissant vers un relativisme post-moderne la formule de son fonctionnalisme moderniste à même les fenêtres du Toronto-Dominion Centre (1969) qui l’applique dans la Ville-Reine. L’animation du projet Less is more or… nous fait virtuellement faire en boucle le tour de ses six tours de hauteurs variables comme les colonnes
des cours de la Bourse. Au gré de ce carrousel, des significations inattendues émergent des permutations de ces quatre mots sur les quatre faces des différentes tours : Less is more or less, soit, mais du coup, Is less more or…? Et voilà fugacement soulevée l’air de rien la question de la croissance ou de l’austérité, au cœur même d’un système financier dont il semble pour Moreau aussi impos- sible qu’impératif de SORTIR.
AUDE MOREAU. LA NUIT POLITIQUE
Galerie de l’UQAM, Montréal
Du 6 mars au 11 avril 2015
LA LIGNE BLEUE
Galerie Antoine Ertaskiran, Montréal
Du 11 mars au 18 avril 2015